Pour Zacharie Dantère, les premiers remous se manifestèrent un soir de novembre, alors qu'il rentrait chez lui, le crâne empli de sombres pensées.

Dans la pénombre de la ville, alors qu'il traversait une avenue machinalement, sans avoir vraiment pris garde à la circulation, un effroyable crissement de frein déchira sa semi-léthargie.

En un dixième de seconde, il leva les yeux et comprit tout aussi rapidement que c'était la fin : il vit la camionnette qui était déjà presque sur lui, le visage épouvanté du conducteur qui appuyait désespérément sur le frein pour éviter le choc, les pneus qui dérapaient sur l'asphalte humide...

Il ferma les yeux, dans un ultime et dérisoire réflexe de protection et...

Il était vivant.

Vivant et debout, sur le trottoir d'en face, à une dizaine de mètres de l'endroit où il se tenait une fraction de seconde plus tôt. Là où se trouvait désormais la camionnette et son conducteur qui, sur des jambes flageolantes, était descendu de son véhicule, inspectait pensivement les lieux et posait des questions alentours, visiblement en quête de réconfort sur ses facultés mentales.

Zacharie Dantère, lui-même fortement secoué, préféra continuer son chemin vers son logis. Bon sang, qu'avait-il donc bien pu se passer ? Avait-il eu une hallucination ?

Il se posa la question de longs jours, puis de longues semaines, avant de finir par ne plus trop y penser, convaincu que la réponse lui resterait à jamais inaccessible.

Et puis, deux ans plus tard, ce furent vraiment les chutes du Niagara.

Le trafic était ce soir-là très perturbé sur la ligne 13 du métro parisien, situation somme toute très banale sur cette ligne.

Après avoir laissé passer trois rames dont la pression humaine intérieure devait dépasser la centaine de bars, Zacharie avait réussi à approcher le bord du quai, fermement décidé à pénétrer dans la suivante coûte que coûte.

Après de longues minutes d'attente bercées par les messages diffusés régulièrement ("A la suite d'un incident technique, le trafic est fortement perturbé bla bla bla..."), un léger grondement résonna au bout du tunnel, indiquant qu'une rame était enfin à l'approche.

Il y eut quelques remous dans la foule compacte, d'aucuns essayant de se positionner au mieux pour avoir une chance de monter. Les remous se firent bousculade et, alors que le métro pénétrait dans la station, Zacharie sentit ses pieds glisser sur le bord du quai et chut sur la voie.

Cette fois, ç'en était fini de lui. Il y eut des cris horrifiés, le hurlement des freins et...

Zacharie était debout et bien vivant, sur le quai.

Hébété, ne sachant plus que penser, il se crut au sortir d'un mauvais rêve.

Il y avait un métro arrêté sur le quai d'en face. Et une grosse agitation, des cris, des pleurs... Il lui fallut plusieurs minutes pour réaliser qu'il se trouvait sur le quai opposé à celui dont il avait chu un instant plus tôt. Ou croyait avoir chu ? Comment expliquer sinon qu'il soit toujours en vie alors qu'il avait vu la rame sur le point de le heurter ?

Il quitta la station et rentra chez lui à pieds, jugeant qu'une bonne heure de marche ne serait pas de trop pour se remettre les idées en place et retrouver un semblant de calme.

Zacharie Dantère fit évidemment le lien avec ce qu'il lui était déjà arrivé deux ans plus tôt. Par deux fois, il avait vu la mort à quelques centimètres de lui et s'en était retrouvé subitement éloigné de plusieurs mètres. Et si...

Une idée s'était glissée dans son esprit. Une hypothèse qu'il lui fallait absolument vérifier.

Le samedi suivant, il demanda à son ami d'enfance Jean-Ignace de bien vouloir l'accompagner dans la forêt voisine. Celui-ci, un peu frustre et légèrement limité en nombre de neurones, lui semblait avoir le profil idéal pour l'expérience à laquelle Zacharie voulait se livrer.

- Voilà, ici, ça devrait être parfait, dit Zacharie après avoir garé sa voiture dans un chemin forestier.

Il ouvrit le coffre et en sortit une hache qu'il tendit à Jean-Ignace.

- Tiens, vieux ! Prends ça et frappe-moi !
- Hein ? Mais pourquoi je ferais ça, dis ?
- T'inquiète pas, frappe-moi, je te dis !
- Mais... heu...

Jean-Ignace n'arrivait décidément pas à se décider à faire du petit bois de Zacharie.

- Jean-Ignace, il faut que je t'avoue quelque chose...
- Oui ?
- Tu sais, ton doudou que tu avais perdu quand t'avais quatre ans...
- Gné ?
- Eh bien, c'est moi qui te l'avais pris et qui l'avais jeté dans une bouche d'égout !

Et un éclair, le visage de Jean-Ignace s'empourpra.

- Rhâââ ! Espèce de... de gros méchant !

Et il se précipita vers Zacharie et lui asséna un violent coup de hache. Ou, tout du moins, essaya, car celui-ci s'était littéralement volatilisé à l'instant ultime.

Zacharie observa l'effarement de Jean-Ignace à dix mètres de là, non sans pousser un gros soupir de soulagement. Son hypothèse était donc bien vérifiée : à l'approche d'un danger mortel, sûrement sous l'effet d'une forte montée d'adrénaline, son corps avait l'étrange faculté de se dématérialiser et de se projeter à quelques mètres de distance.

- Qu'est-ce que tu dis de ça, Jean-Ignace ?

Le rustaud, hébété, se tourna vers lui, puis regarda la hache entre ses mains, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. Mais rapidement, il grimaça de nouveau.

- Je vais te tuer !

Et il se rua sur Zacharie pour le frapper de nouveau.

- Encore raté, s'écria Zacharie qui venait de se translater de nouveau.
- Grrrrr !!!

Jean-Ignace lança sa hache violemment en direction de son ami qui, en cet instant précis, n'avait plus d'ami que le nom.

Zacharie disparut à l'instant précis où celle-ci allait le heurter.

- Bon, écoute, Jean-Ignace, ça peut durer encore longtemps. J'ai juste dit ça pour te mettre en colère, ce n'est pas vrai !
- Grrrrrrr !!!

Il fallut encore un bon quart d'heure à Zacharie pour arriver à convaincre Jean-Ignace de ses dires.

- Alors, c'est vrai ? C'est pas toi qu'a volé mon doudou ?
- Mais puisque je te le dis, gros bêta ! Je voulais juste te mettre en pétard pour vérifier quelque chose. Tu as vu ce que tu as vu ?
- Heu... Quoi donc ?
- Ben, t'as pas remarqué que je disparaissais au moment où tu allais me tuer ?
- Heu... Ah oui, c'est vrai !
- Eh bien, tu vois, c'est un pouvoir que je viens de découvrir et je sens qu'il y a moyen de se faire du beurre avec !

Ils s'entraînèrent encore deux bonnes heures. Zacharie apprit ainsi peu à peu à diriger sa translation et à mieux contrôler l'amplitude celle-ci.

Et, au fur et à mesure que sa maîtrise progressait, Zacharie commençait à entrevoir un plan.

Deux jours plus tard, Zacharie et Jean-Ignace rôdaient sur un trottoir du 8ème arrondissement.

- Bon, on est au bon endroit. Prépare-toi à rejoindre la voiture tout de suite après et à mettre le moteur en marche.
- OK, Zach' !
- Allez, il n'y a pas trop de monde, sors ton couteau et vas-y !

Jean-Ignace suivit scrupuleusement les consignes que Zacharie lui avait répété des dizaines de fois, afin d'être sûr qu'il les ait bien enregistrées. Il sortit donc son couteau et essaya d'en donner un grand coup dans l'abdomen de son compère.

Celui-ci comme prévu disparut, dirigeant sa translation vers le mur voisin.

Zacharie se rematérialisa en un souffle de l'autre côté de celui-ci, à l'intérieur de la bijouterie. Il fracassa quelques présentoirs avec hâte et enfourna un maximum de bijoux dans ses poches. Quand les employés, d'abord interdits, se ruèrent enfin vers lui, il sortit un revolver de sa poche et le tint à bouts de bras.

Mais il ne braquait pas les employés : le canon était orienté vers le milieu de son propre front. Il appuya sur la détente.

Les employés, stupéfaits, sursautèrent au bruit de la détonation et virent un revolver fumant chuter sur le sol. Mais aucune trace de l'individu qui le tenait un millième de seconde plus tôt.

Simultanément, Zacharie réapparut de l'autre côté du mur. Il se rua vers la voiture et claqua la portière.

- Démarre, vieux, démarre !!!

Quelques minutes plus tard, alors qu'ils traversaient déjà le 14ème arrondissement, Zacharie, rassuré, commença à jubiler.

- Ça a marché, Jean-Ignace, ça a marché ! On est riches !

Et il commença à sortir les bijoux de sa poche.

- Ouaaaah, regarde-moi ces merveilles ! C'est pas beau, ça ?

Jean-Ignace détourna son regard pour profiter lui aussi du spectacle.

Ce fut une erreur.

Car Jean-Ignace ne vit pas le feu qui passait au rouge devant lui.

- Attention ! On va...

Jean-Ignace donna un coup de volant désespéré pour éviter la collision avec le bus, en vain.

Heureusement, les airbags se déclenchèrent et Jean-Ignace en fut quitte pour une belle frayeur.

Zacharie, lui non plus, ne souffrit d'aucun dommage corporel. Malheureusement pour lui, la montée d'adrénaline qu'il venait de subir avait été si violente et imprévue qu'il s'était translaté, dans un réflexe de survie, sans contrôle de la direction et de l'amplitude.

C'est en découvrant les murs de béton gris, trois types patibulaires allongés sur de mauvais lits et les barreaux aux fenêtres que Zacharie comprit où il était.

Jean-Ignace et lui roulaient sur le boulevard Arago et leur accident avait dû se produire à l'intersection de celui-ci et la rue de la Santé... juste à côté de la prison du même nom.

Il sentit ses épaules s'affaisser.

Zacharie Dantère n'avait jamais eu de chance dans la vie.