Ce jour-là, alors qu'il examinait les résultats de l'examen chromatographique d'un échantillon d'urine de rat, Arno Trubint pesta subitement : il y avait, dans les données, quelque chose de foireux. "Deux heures de boulot foutues en l'air pour une éprouvette mal nettoyée", se dit-il. "Heureusement qu'il me reste les autres échantillons !"

Mais il dut bien vite déchanter : les résultats présentaient les mêmes données aberrantes. Son esprit de chercheur voulut en découvrir l'origine, il se pencha sur les restitutions pour en analyser plus finement le contenu. Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour comprendre que le chromatographe avait détecté des traces d’hydrocarbures aromatiques et d'alcanes.

Comment ces foutus rats de laboratoire avaient-ils pu ingérer des produits pétroliers ? Mystère ! Chez des rats d'égout, la chose eût paru presque naturelle, mais là... Arno Trubint se perdait en conjectures : il surveillait au milligramme près la nourriture des rongeurs depuis des semaines et la présence d'essence dans leur urine relevait quasiment de la magie.

Mais un chercheur ne pouvant se résoudre à admettre le surnaturel sans avoir scruté le naturel dans ses moindres recoins, Arno Trubint mena son enquête.

Il ne nota rien d'anormal dans la cage des rats : aucun produit ni objet ne leur était accessible à travers les barreaux, parfaitement intacts. Il avait donc fallu une intervention humaine. Un collègue qui aurait voulu saboter ses travaux ? Non, peu crédible : il ne se connaissait aucune inimitié et, de plus, ils bossaient tous sur des travaux autrement plus valorisants que ses recherches sur le métabolisme des rats. Mais alors qui ?

Son regard errait dans le laboratoire à la recherche d'un indice. C'est quand il se posa sur la corbeille à papier qu'il eut une soudaine intuition. Josette, la femme de ménage !

Quand celle-ci vint prendre son service en fin d'après-midi, c'est peu dire qu'elle était attendue ! Arno lui sauta littéralement dessus.

- Josette ! Dites-moi, est-ce par hasard vous auriez donné de l'essence ou quelque chose du genre à boire aux rats ?
- Oh ! Bonsoir Monsieur Trubint, vous m'avez fait peur ! Heu... non, pourquoi que je leur aurais donné de l'essence à vos bestioles ?
- Vous êtes sûre de ne rien leur avoir donné à manger ? Rien de rien ?
- Bin... heu... si, le soir, quand je mange mon sandwich, je leur donne un petit peu à grignoter à vos pauvres bêtes. Elles aiment ça et puis elles me tiennent un peu compagnie. Vous savez, le soir, c'est désert ici et je m'en...
- Au fait, Josette, au fait ! Vous leur donnez quoi à manger exactement ?
- Bin, en général, je prends un sandwich thon-crudités chez Momo, le troquet du coin. D'ailleurs, Monsieur Maurice a bien des soucis en ce moment, sa petite a...
- AU FAIT, Josette !
- Heu... ah oui ! Eh bien, vu que je ne raffole pas plus que ça du maïs et que vos bestioles semblent l'apprécier, je leur donne tous les grains de mon sandwich. Elles aiment tant ça, vos bêtes, et puis elles sont si mignonnes avec leur...
- Merci, Josette ! Merci ! Ça suffit ! Dites-moi plutôt à quelle heure ça ferme, chez Momo.
- Ça dépend de la clientèle qu'il a. En général entre 21h30 et 22h, mais vu les soucis qu'il a en ce moment avec sa petite qui a...
- Merci, Josette ! Je file !... Et s'il vous plaît : ne donnez plus rien à manger aux rats ! C'est un laboratoire scientifique ici, pas une ménagerie !

Arno Trubint voulait absolument comprendre, il se devait de découvrir si ces grains de maïs, par hasard, ne seraient pas à l'origine des résultats de mesure surprenants qu'il avait obtenus.

Il se rua donc vers le bar-tabac qui faisait l'angle de la rue. Celui-ci était encore éclairé. Il franchit le seuil. Deux poivrots sirotaient un ballon de rouge sur une vieille table en formica en refaisant le monde, sous l'oeil impassible du patron qui astiquait ses verres.

- Bonjour Monsieur !
- Bonjour ! Vous désirez ?
- Un sandwich thon-crudités, s'il vous plaît.

L'homme alla au bout du comptoir, se pencha vers l'entrebâillement d'une porte et cria : "Ginette, un thon-crudités, s'te plaît !"

- Voilà, ça vient.
- Merci... Si j'osais...
- Oui ?
- Voilà : j'ai déjà pris un thon-crudité chez vous et je trouve le maïs particulièrement bon, est-ce que vous pourriez me dire où vous l'achetez ?

Le sourcil du bistrotier se fronça. Non seulement la tête d'Arno Trubint ne lui disait rien, mais il n'appréciait pas en sus que l'on vienne fourrer son nez dans le contenu de ses sandwiches.

- Vous faites une inspection sanitaire ou quoi ?
- Heu... non, non, rassurez-vous, je cherche juste à connaître la marque de maïs que vous utilisez !
- Vous vous foutez de moi ? Vous voulez me faire gober ça à mon âge ? Si vous l'aimez tant que ça, ce maïs, vous n'aurez qu'à continuer à acheter des sandwiches et c'est marre !

C'est un Arno piteux et déconfit qui ressortit du bar, son sandwich à la main, quelques instants plus tard. Il pourrait certes utiliser le maïs de son thon-crudités pour faire quelques premières vérifications, mais il n'envisageait pas de revenir affronter ce rustre pour renouveler son stock si le besoin devait s'en faire sentir.

La pénombre envahissait peu à peu les rues, donnant à Arno toutes les audaces. Il attendit la fermeture du bistrot et commença à en fouiller méticuleusement la poubelle. Deux minutes plus tard, couvert d'immondices mais ravi, Arno repartit chez lui avec, dans la poche de son manteau, une boîte de conserve vide.

L'examen de celle-ci ne lui révéla pas grand chose, si ce n'est qu'il s'agissait d'une marque de grande distribution et qu'il n'était fait aucune mention d'absence d'OGM. Il écuma donc le rayon des conserves de son supermarché le lendemain et acheta un cinquantaine de boîtes de maïs. Il devait absolument en avoir le coeur net !

Il lui fallut bien des jours pour arriver à ses premières conclusions, mais celles-ci furent sans équivoque : seul le groupe de rats qu'il avait nourri à base de ce maïs sécrétait des traces d'hydrocarbures dans leur urine.

C'est à cette époque qu'Arno Trubint commença à sentir confusément la portée de cette découverte, pour peu que...

Ses recherches sur le métabolisme des rats, dans les mois qui suivirent, prirent une toute autre orientation. Il finit par isoler une protéine mutante qui semblait être impliqué dans le processus. Il lui fallut des mois encore pour arriver à la synthétiser en laboratoire (ce qui accessoirement réduisit son budget personnel de recherche et fit chuter de 80% les ventes de maïs du supermarché qu'il soutenait jusque-là à lui tout seul).

Après trois années de recherches intensives menées en parallèles de ses travaux "officiels", il avait réussi à augmenter très sensiblement, sans trop dégrader leur santé, la teneur en hydrocarbures des urines de ses rats, jusqu'à atteindre près de 10%.

Arrivé à ce stade, Arno Trubint eut la certitude qu'il tenait là LA découverte majeure du 21ème siècle, celle qui pourrait résoudre l'impossible équation énergétique d'un monde en mal de ressources exploitables. Les prix Nobel de chimie et de médecine lui paraissaient promis et - pourquoi pas ? - celui de la paix, tant il est vrai que la guerre pour l'accès aux ressources énergétiques avait ensanglanté le monde aux cours des décennies passées.

Il mesurait le chemin qu'il lui restait à accomplir : arriver à des teneurs encore plus élevées sans nuisance pour la santé, puis étendre le champ d'expérimentation à d'autres mammifères, voire à l'homme.

Oui, à l'homme. Car, dans ses rêveries, il imaginait déjà un homme nouveau qui, grâce à ses travaux, remplirait le réservoir de sa voiture en urinant dedans. Il voyait déjà toutes ses familles qui béniraient son nom, lui qui ferait des pauses pipi une bénédiction pour le chauffeur et non plus un sujet de fâcherie à cause de la moyenne qui chute.

Il imaginait également l'accomplissement ultime du fantasme de tous ces fous de bagnoles qui, en faisant le plein de leur voiture, auraient enfin le sentiment de s'unir charnellement avec elle... Brrr ! Il chassa vite cette pensée obscène de son esprit pour rêver plutôt à ce que pourraient être les stations services de l'avenir.

Il s'amusa à imaginer les pompes à essence remplacées par quelques buveurs de bière, et les automobilistes à court de carburant qui viendraient et se saisiraient du tuyau... Du tuyau ?... Brrrr ! Il s'efforça vite de penser à autre chose. On garderait des pompes à essence et les "fournisseurs" urineraient dans une citerne à l'abri des regards, ce serait préférable !

Mais en attendant ces jours glorieux, il lui restait tant d'avancées à accomplir ! La tâche était encore immense. Il se remit d'arrache-pied à ses travaux.




Ce n'est que douze ans plus tard qu'Arno Trubint eut le sentiment de toucher enfin au but : ses rats de laboratoire, grâce aux composés protéinés de sa composition qu'il leur administrait, urinaient un mélange presque pur d'hydrocarbures aromatiques, d'alcanes et d'alcènes, mâtinés d'un peu de cycloalcanes, soit un liquide qui se rapprochait fortement de l'essence classique. Et dans le même temps, il avait acquis la certitude que cette mutation était sans dommage pour les rongeurs : l'électrophérèse de leur ADN ne révélait aucune lésion de celui-ci et leur espérance de vie n'avait pas été affectée.

Arno se sentait euphorique. Epuisé nerveusement, mais euphorique. Toutes ces années de travail acharné, à ne pas voir le jour, à prendre des repas sur le pouce, sans aucune vie sentimentale, allaient enfin trouver leur juste récompense : la gloire allait être à lui, et elle serait universelle, il n'en doutait plus.

Un dernier - mais immense ! - pas restait à franchir : tester son produit sur l'être humain. Et comme Arno, tant que son invention ne serait pas brevetée, tenait à en garder soigneusement le secret, il décida de jouer lui-même les cobayes. Quel risque il y avait-il à cela ? Il était sûr de lui !

Il agrémenta donc son repas d'une centaine de gramme de sa poudre protéinée. Le goût en était infect, mais peu lui importait : il serait bien temps de l'aromatiser quand viendrait l'heure de la commercialisation de masse ! Comme il s'y attendait, il ne ressentit rien de particulier : aucune gêne, aucun malaise.

L'expérience dura une dizaine de jour, le temps que le métabolisme évolue progressivement. Chaque jour, il analysait la teneur en hydrocarbures de ses urines : elle croissait selon ses prévisions, jusqu'à dépasser 98%.

Son triomphe était complet. Il était désormais temps de faire savoir au monde quel génial inventeur était Arno Trubint et, accessoirement, de s'offrir du bon temps jusqu'à la fin de ses jours avec les royalties que lui rapporteraient son procédé.

Son dossier de dépôt de brevet était prêt. Il mit son plus beau costume pour se rendre à l'Institut national de la propriété industrielle et, symboliquement, jugea que le summum serait de s'y rendre en utilisant sa propre essence.

Il siphonna donc le réservoir de son antique Renault 5 pour le vider des restes d'essence raffinée classique, puis y urina pour l'emplir de nouveau. Evidemment, il était loin, très loin de faire le plein, mais les bureaux de l'institut n'étaient qu'à deux kilomètres de là, ce serait bien suffisant pour le trajet aller-retour.

Le moteur démarra au premier tour de clé. Arno Trubint en pleura de joie : il avait réussi, il allait rouler avec ses propres sécrétions en guise de carburant !

Il sortit sa voiture du garage commença à rouler vers son but. Dieu que la vie lui paraissait enfin belle !

Mais, soudain, l'automobile fut prise de hoquet, d'étranges bruits jaillirent du moteur. Quelques ultimes soubresauts, et puis rien. Le moteur s'était arrêté et la fumée qui s'en dégageait n'augurait rien de très rassurant.

Arno Trubint, tremblant et pâle, alla ouvrir le capot. L'odeur de brûlé lui souleva l'estomac. Le moteur semblait hors service, calaminé en l'espace d'une centaine de mètres. Le circuit du carburateur était quant à lui complètement bouché par une pâte brunâtre.

Le sol se dérobait sous ses pieds en un abysse vertigineux : il lui faudrait se remettre au travail des années encore, reprendre toutes ses analyses, tester, retester encore. Reprendre sa vie de rat de laboratoire.

Il laissa sa voiture en plan, portières grandes ouvertes, et refit à pied la centaine de mètres qui le séparaient de son domicile.




- Alors Chouinard, ça donne quoi, l'enquête sur le type qu'on a retrouvé pendu chez lui ?
- Bin pas grand chose de suspect à vrai dire, Commissaire : pas de trace d'effraction, pas d'empreintes suspectes. Ça a tout l'air d'un vrai suicide.
- Pourtant, c'est quand même bizarre ce type qui laisse sa bagnole en plan en pleine rue et rentre chez lui se suicider, non ? Sans parler de ce dossier qu'on a retrouvé brûlé dans sa cheminée...
- Pour la bagnole, on a découvert que quelqu'un lui avait mis du sucre dans le réservoir d'essence. Inutile de dire que le moteur n'a pas apprécié.
- Il y avait donc bien quelqu'un qui lui voulait du mal, alors ?
- On a questionné sa soeur, c'est elle qui nous a alertés sur la disparition de son frère : RAS de son point de vue. Kif-kif chez les voisins : c'était un type effacé qui passait son temps enfermé chez lui quand il ne bossait pas. Et pas plus d'info chez ses collègues chercheurs : un dingue du travail qui ne vivait que pour ses expériences, mais aucune inimitié connue... Enfin, le genre de vie qui a de quoi rendre un gus dépressif, non ?
- Oui, admettons, mais le dossier brûlé ? C'est quand même étrange, non ?
- D'après les restes qui n'ont pas brûlé, il s'agirait d'un dossier de dépôt de brevet, mais impossible de savoir sur quoi précisément. Et après vérification, le type n'est jamais allé faire enregistrer quoi que ce soit. Si vous voulez mon avis, Commissaire, des gamins ont dû s'amuser à foutre du sucre dans son réservoir d'essence et le type, qui devait déjà être borderline, a pété les boulons et s'est pendu après avoir réduit à néant les résultats de ses travaux de recherche. La goutte d'eau qui fait déborder le vase, quoi !
- Oui, c'est possible... Et rien de notable du côté du rapport d'autopsie ?
- Non, tout confirme la thèse du suicide : aucune lésion suspecte sur son corps, hormis celles du cou. Et il était bien vivant quand il les a subies, le légiste est formel.
- Mouais, rien d'autre ?
- Non, rien de bien notable. Le légiste a juste noté que le type souffrait apparemment depuis peu de diabète, sûrement causé en partie par une mauvaise nutrition.
- Ça, on s'en fout royalement, ce n'est quand même pas parce qu'il avait du sucre dans son urine qu'il s'est pendu ! Bon, allez, ça suffira comme ça, je crois qu'on peut clore le dossier sans suite.