Par ce beau dimanche de juin de l’an de disgrâce 1915, la grande guerre fait rage depuis près d’un an.

Petit, grande barbe soigneusement entretenue, chapeau melon dissimulant une calvitie naissante, canne à pommeau d’argent, portant beau comme on disait à l’époque, monsieur Henri se promène dans les allées du marché aux puces.

Toutes les conversations ne traitent que de la guerre.

- Les nôtres ont repris une position aux boches.

- Oui, on les aura ! Notre canon de « 75 » est bien le meilleur, sans compter l’excellence des fusils « Lebel » ! Et ce Maréchal Joffre… Quelle poigne ! Un meneur d’hommes assurément !

- Ah ! Ça oui, pardi !

Monsieur Henri, âgé de quarante cinq ans, avait échappé à la conscription, de justesse ! Bah, soupirait-il, il y a suffisamment de jeunes, et puis tout sera terminé dans quelques semaines... Tout au plus !

Il aimait tout particulièrement flâner au marché Biron, délaissant un peu Vernaison, Malik ou bien le marché Paul Bert. Le doux parfum de la cire, dont les antiquaires faisaient un large usage en étalant consciencieusement la jolie pâte aux teintes de miel sur les meubles chargés d’histoire, provenant de ventes plus ou moins licites.

Cette odeur si caractéristique lui rappelait sa chère Maman, répondant au doux prénom de Flore. C'est elle qui entretenait amoureusement leur petit appartement parisien, quand ses travaux de couture à domicile lui en laissaient le temps.

Parfois, sa main se pose sur un bureau « dos d’âne » ou une jolie commode « Régence », il en caresse la marqueterie, s’imprégnant les doigts du doux parfum de la cire, puis, discrètement faisant semblant de lisser sa moustache, il hume alors ses doigts imprégnés de l’effluve, porteuse de doux souvenirs.

Alors qu’il vient de rouvrir les yeux après avoir respiré la merveilleuse fragrance, arrivant face à lui, une femme de belle allure. Grande, large chapeau noir avec voilette, la longue robe, de percale noire elle aussi, laisse juste apparaitre la pointe de ses bottines de chevreau, marque d’un bottier de qualité.

Feignant de regarder ailleurs, Monsieur Henri la bouscule légèrement. Sursautant, il se confond en excuses, retirant son melon, se pliant en courbettes, toutes plus obséquieuses les unes que les autres.

- Chère Madame, acceptez mes excuses, quel distrait je fais ! Je ne vous ai pas blessée au moins ?

- Non… Non Monsieur, tout va bien je vous assure…

- Permettez que je me présente : Henri Frémyet, agent de change.

- Thérèse Laborde-Line, veuve.

- Oh ! Je suis navré et sincèrement désolé, et croyez bien que je ne vous dis pas cela par pure convention, car je suis veuf également !

- Deux malheurs se sont croisés… Un peu brutalement, ajoute-t-elle en souriant.

- Permettez-moi, chère Madame, et ceci en tout bien tout honneur, de vous offrir un rafraîchissement.

- Je ne sais si je puis accepter.

- Acceptez, je vous en prie.

Ils sont là, attablés dans ce petit bistrot de la rue des rosiers, lui devant un bock, elle s’est fait servir un thé.

- Il faut boire une boisson chaude lorsqu’il fait chaud, j’ai appris cela de mes voyages en Afrique du nord. Mon mari m’y emmenait souvent lorsqu’il voyageait pour affaires.

- Que faisait-il ?

- De l’import-export… Une très grosse situation vous savez : à sa mort, il m’a laissé de quoi vivre très confortablement jusqu’à la fin de mes jours.

- Ah ! Le saint homme, ajoute Henri en hochant la tête.

- Oh ! Mon Dieu ! Dix-huit heures trente déjà, il faut que je rentre, le temps passe si vite…

- Permettez, Madame, que je vous raccompagne.

- J’habite avenue Henri Martin, à l’autre bout de Paris !

- Qu’à cela ne tienne, nous prendrons un fiacre, je ne vous laisse pas seule, d’autant qu’il faut tout de même emprunter une partie de la zone (1) avant d’entrer dans Paris, où nous trouverons aisément un « sapin » (2)

- Vous êtes très prévenant ,cher Monsieur, et c’est avec joie que j’accepte.

- Tout le plaisir est pour moi !

Le fiacre les a déposés devant l’immeuble très cossu de style hausmannien. En galant homme, Henri a ouvert la porte le premier, et a obligeamment aidé la Dame à descendre. Levant un peu la jambe afin de poser le pied sur le trottoir, elle a laissé entrevoir sa cheville gainée du chevreau de ses bottines. La jolie courbe que forme la cambrure du pied menu trouble visiblement Henri, lui donnant toutes les audaces.

- Et si nous nous revoyions ? Nous promener de nouveau au marché Biron me ravirait.

- Est-ce bien raisonnable ?

- Sans doute !

- Bon, alors, disons dimanche prochain ici même : à quatorze heures.

- Merci, merci, très chère.

Ils se sont vus et revus. Tant par ses prévenances que par ses bonnes manières, Henri a réussi à devenir l’amant de la très belle, et bien en chair Thérèse Laborde-Line, veuve de son état.

En fin diplomate, Monsieur Henri a réussi à obtenir procuration de tous les comptes et obligations de l’accorte veuve du roi de l’import-export.

Un joli dimanche de septembre, l’arrière-saison étant particulièrement clémente en cette terrible année de combats, Monsieur Henri propose à Thérèse de passer une fin de semaine avec lui dans sa maison de campagne, une « villégiature » comme on les désignait alors, située près de Rambouillet.

- Ah ! Enfin, je vais connaître ce petit nid d’amour dont vous me rebattez les oreilles constamment, cher Henri !

- Oui, ma douce, vous verrez comme nous serons bien ! Vous, moi, et les petits oiseaux.

- J’ai l’impression que le beau merle, c’est vous, conclut-elle en riant de bon cœur.

Ce beau dimanche, Henri et Thérèse se retrouvèrent à neuf heures précises sous la grande horloge de la gare du mont Parnasse.

Les locomotives ayant été endommagées ou réquisitionnées pour l’effort de guerre, c’est une antique et poussive « Tigerli » qui emmènera le convoi très réduit, faible puissance oblige, jusqu’à Rambouillet.

Ces machines servant habituellement aux manœuvres, il ne faudra pas s’attendre à battre des records. Mais qu’importe : à la guerre, comme à la guerre, a dit si gentiment la jolie Thérèse.

Brinqueballés sur d’inconfortables banquettes de moleskine, nos deux amants arrivent enfin à Rambouillet. De là, on emprunte un fiacre jusqu’à Gambais, lieu où réside Monsieur Henri.

Une modeste demeure, un peu à l’écart, l’immense forêt à deux pas, un réveil au chant des oiseaux a promis l’aimable Monsieur Henri.

Près de toucher au but, Henri a un peu accéléré le pas, il précède largement Thérèse qui souffle un peu, n’étant pas habituée à pareils efforts.

- Attendez-moi, mon ami, vous courez littéralement !

- Mais c’est pour vous ouvrir le portail, très chère… Prenez votre temps !

Quand Thérèse arrive enfin, les joues rouges et le souffle court, Henri est planté devant la boîte à lettres, la masquant totalement. Et sur laquelle on pourrait lire sur un petit bristol format carte de visite, dans un petit espace protégé par une vitre le mettant à l’abri des intempéries :

Madame et Monsieur Henri Landru, en caractères gothiques du plus bel effet.




Pour les perdreaux de l’année :

(1) La zone était un genre de no man’s land situé entre les « barrières de Paris » et les faubourgs, un endroit où il ne faisait pas bon traîner ! Ça a donné "zoniard" : individu peu recommandable, et "zoner" : traîner à l'affût d'un mauvais coup.

(2) Sapin : nom familier donné aux fiacres.

J'ajoute : je m'absente du 16 juin au 17 juin, je répondrai à vos commentaires (si vous m'en laissez) la semaine prochaine... Merci.