Je le sais bien, il faut laisser le passé au passé, ce qui est révolu ne doit plus entraver nos pas.

Et pourtant, je n'ai qu'à baisser le rideau de mes paupières pour revoir Resgaille, là-bas, si loin de la grisaille poussiéreuse de Paris. Revoir le vieux portail de bois branlant, fixé par un anneau de fer à un pieu, revoir la cour où vaquait la volaille et que la moindre averse suffisait à transformer en bourbier, revoir les vieux murs déjà marqués par le temps. J'ai cinq ans. J'ai dix ans. J'ai quinze ans. Guère plus : ma mémoire peine à franchir les frontières de l'enfance quand elle divague entre Eauze et Gabarret.

Oui, je sais, je t'ai déjà parlé de Resgaille, du temps où la Mamée y vivait, elle qui n'avait pu y mourir. Mais bien avant qu'elle ne se recroqueville sur elle-même jusqu'à devenir une statue d'os et de peau, bien avant que le chagrin ne l'attire vers la terre, le soleil avait brillé sur ce coin perdu.

Un coin si perdu que nous l'avions cru oublié du temps, nous, les cousins de la ville. Tout semblait s'y être figé pour nous offrir le spectacle de la vie quotidienne de nos aïeux, eux qui grattaient la glaise sans relâche pour tenter de subsister chichement. Mais nous, nous ne voyions que la liberté qui s'offrait à nos regards goulus, les prés sans barrières qui attendaient nos cavalcades de gamins enivrés par ce temps infini devant nous : celui des vacances scolaires.

Resgaille était alors dépourvue de tout ce que l'on appelle aujourd'hui le confort. La cheminée de la grand-pièce ne réchauffait guère, l'hiver venu, que les mains frileuses tendues vers les flammes. Les chambres suintaient d'humidité et exhalaient une légère odeur de moisissure. Aux jours froids, les draps, sous l'énorme édredon de plumes, étaient glacés et la Mamée devait y glisser un moine avec une casserole emplie de braises afin que nous, ses petits-enfants perdus de la ville, ne grelottions pas au moment du coucher. Mais je te parle de frimas alors que Resgaille reste pour moi à jamais noyée sous le soleil de l'été.

A la toute source de mes souvenirs, il n'y avait pas de toilettes dans la ferme : c'était dehors que l'on allait se départir de tout ce qui nous encombrait les boyaux, comme l'avaient fait des millions d'hommes avant nous, avant qu'ils ne commencent à cacher dans de minuscules réduits secrets l'animalité de leur métabolisme. Ce n'est qu'au milieu des années 60, je me souviens, qu'un fragment de ville est entré à Resgaille sous la forme d'une cuvette de toilettes.

C'est aussi à cette époque que l'oncle a acheté un tracteur. Une ruralité ancestrale, sans que je m'en rendis compte, mourrait sous mes yeux : j'étais né juste à temps pour imprimer dans ma mémoire le dernier cheval de trait de Resgaille. Mais je n'en percevais rien, tu sais : aux yeux d'un gamin poussé dans une H.L.M. de banlieue ouvrière, un tracteur semblait aussi fascinant qu'un cheval.

Tout alentours paraissait si vieux, si usé, comme patiné par des générations de mains. Le bois régnait alors en maître : les meubles, modestes et branlants, l'étable, la fenière, les enclos à lapin... Je ne mesurais pas ce qu'il avait fallu au Papé de courage et de sueur pour construire tout cela. Mais le progrès peu à peu dérangea cet ordonnancement qui paraissait immuable : l'étable menaçait de ruine, on en construisit une nouvelle avec de beaux parpaings, plus grande, plus robuste. Plus laide aussi, mais la vie était alors trop rude sur ce coin de terre pour s'embarrasser de considérations esthétiques.

La mare aussi me captivait : c'était à qui construirait le plus beau bateau avec un vieux bout de planche et quelques clous rouillés et le ferait voguer au milieu de canards impassibles. L'eau grise et boueuse devenait océan, les cailloux de redoutables récifs, la vie une aventure.

Et puis il y avait la voiture : une vieille traction avant qui avait appartenu à mon grand-oncle et que l'on avait abandonnée des années plus tôt, quand elle ne fut plus réparable, au milieu d'un bosquet. Elle n'avait plus de roues, la rouille courrait déjà partout mais, tu sais, quel gamin n'a pas rêvé de pouvoir jouer ainsi avec une vraie voiture, même si, année après année, elle semblait se dissoudre un peu plus dans l'air ?

Oui, je te l'ai déjà dit, mais nous avions l'éternité pour nous, l'insouciance, le soleil, l'espace. J'étais heureux.

Oh, je sais, je t'ennuie avec mes vieilles histoires. Les souvenirs d'enfance sont impalpables et relèvent de l'indicible, et je m'escrime en vain à vouloir les partager. Cette époque est morte à jamais. Le Papé et la Mamée reposent sous terre depuis bien longtemps déjà. Les cousins ont préféré aller s'installer dans le confort, la terre est trop ingrate pour ceux qui cherchent à en vivre. Mon oncle et ma tante ont vendus les champs et fait construire une nouvelle maison, juste derrière la ferme : eux aussi, l'âge venant, voulaient leur part de confort.

Oh, je ne les en blâme surtout pas : comment le pourrais-je, moi qui vis à la ville et n'ai quasiment connu Resgaille que dans la douceur estivale, moi qui n'aurais sûrement jamais pu supporter la rudesse de leur existence ?

Mais, tu sais, la dernière fois que je suis retourné là-bas, du côté de Gabarret, cela m'a quand même fait mal. Je ne reconnaissais plus rien : la volaille, le bétail avaient disparu ; la mare, rebouchée, laissait place à un massif de fleurs ; rien ne subsistait de la porcherie ni des clapiers ; la rouille avait achevé de digérer la vieille traction avant. Et puis, surtout, c'est de voir la vieille ferme qui m'a anéantit : vidée de tout, les murs lézardés, à l'abandon. Le tombeau glacé et silencieux de tant de souvenirs, où la vie ne reviendra jamais plus et qui finira par s'écrouler un jour ou l'autre.

La nouvelle maison, juste à côté, est parfaite : lumineuse, saine, fonctionnelle.

C'est l'architecte local des Bâtiments de France, soucieux de préserver le tissus rural, qui, dans un excès de zèle, a exigé que celle-ci soit construite à proximité immédiate de l'ancienne ferme et même que l'ensemble soit d'un seul tenant. Au grand dam de mon oncle, il a fallu se plier à ce diktat borné. Mais comme on ne pouvait s'appuyer sur les murs fragiles de la vieille ferme de Resgaille, la maison a été construite à trois mètres, et un simple mur, inutile, a été érigé entre les deux, juste pour satisfaire la contrainte imposée.

Un mur de parpaings, dernier lien entre aujourd'hui et le passé.

Un mur absurde qui ne sert à rien.