Je le sais bien : je n'ai que trop remué la poussière du passé, trop provoqué ton ennui à essayer de faire revivre ce qui n'est plus, à vouloir rebâtir Resgaille, là-bas, entre Eauze et Gabarret, à rêver d'insuffler un souffle de chaleur là où ne règnent plus que délabrement et froide moisissure. Les portes du temps se sont à jamais refermées sur cette ruralité ancestrale, sur ces gestes millénaires rythmés par les saisons, sur cette terre oubliée où j'ai connu mes plus grands bonheurs d'enfant et l'on n'y peut plus rien.

Oh, je te devine bien qui souris à me voir m'enfoncer dans une vaine nostalgie, à imaginer que les souvenirs peuvent se transmettre par des mots. Non, rassure-toi, je continue à vivre ma vie sans marcher à reculons, à m'activer, à rire, à faire des projets, même englué dans la grisaille poussiéreuse de mes jours. Mais si j'ai un pied sur le bitume, Je conserve l'autre pied solidement planté dans la glaise, mon corps ici mais un peu de mon âme là-bas.

Cela te surprend, bien sûr, et tu as bien raison : malgré le magnétisme de ce coin de terre sur la moindre de mes cellules, je n'ai jamais vraiment été de là-bas et ne le serai jamais, moi, le cousin égaré de la ville, étranger à ce sol sur lequel tous mes ancêtres s'étaient escrimés, mais tout aussi étranger à la grand ville où je vivais en me sentant d'ailleurs. Finalement, tu sais, c'est dans l'anonymat de Paris qu'aujourd'hui j'ai trouvé un équilibre, étranger parmi des flots d'étrangers à cette ville ogresse qui n'est la terre nourricière de personne.

Dans cet univers minéral qui est aussi le tien, les hommes s'agitent dans une course effrénée, dans une vaine tentative de clamer leur caractère organique. Mais leurs yeux sont déjà morts de ne plus qu'entrapercevoir le soleil entre les buildings, leur sang se dessèche par manque d'humus. Et je suis des leurs désormais, tu sais.

Souvent, le soir, au coucher, après une journée de bruit et de stress, je songe à Resgaille, au silence seulement rompu par le craquement du bois ou le chant d'un grillon, j'imagine la cime des chênes ondulant sous la brise, je vois cette terre où plus personne ne veut vivre. Et je sais que cela ne sera plus. Toute chose est éphémère : les minutes, les journées, l'existence, les civilisations elles-mêmes. Nos vies ne sont rien d'autre qu'une infime tâche colorée sur une immense toile pointilliste : ma tâche sera juste dans des tons de gris et la tienne aussi, c'est tout.

Allez, c'est promis, je ne te rabâcherai plus ces vieilles histoires : il ne sera plus une fois Resgaille. Je vais laisser les morts, la Mamée, son Pierre et tous les autres, dormir tranquillement, là-bas, entre Eauze et Gabarret, refermer pour de bon ce vieux livre poussiéreux, puis j'irai le ranger soigneusement au grenier des souvenirs.

Oui : soigneusement.

Car qui sait ? Peut-être auras-tu un jour envie de le rouvrir pour savoir d'où tu viens, mon fils.