- Chérie ?

- Oui namour ?

- Ça y est, je l'ai enfin !

- L'holo... L'hologramme de Papa ?

- Oui ma chérie, regarde...

Bertrand extirpe de son petit sac en cuir marron une boîte de dimensions assez réduites, ouvre délicatement l'une des extrémités et en sort une clé U.S.B, les deux faces sont en nacre.

- Oh ! Comme elle est jolie, s'exclame Lucienne, vite, essayons-la !

Depuis une dizaine d'années, la "life and death consort limited" avait mis au point une technique permettant de restituer une image en 3D, un hologramme pour être plus précis, permettant à partir de photographies, de film vidéos, de restituer une image en relief d'une personne décédée.

On pouvait ainsi asseoir à la table familiale, et ce autant de fois qu'on le désirait, un être disparu et, comble de la technique, on pouvait à l'aide de l'écran tactile de l'émetteur recevant la clé, modifier ses attitudes.

Assis à une table, il faisait mine de manger, assis dans le canapé face à la télé, on pouvait le faire bâiller et même dormir ! Décidément, en 2050, on savait en faire des choses !

Pourquoi Lucienne avait-elle choisi de faire "holographier" son cher Papa plutôt que sa mère ? Cette dernière s'était tirée du domicile conjugal alors que Lucienne n'avait que deux ans pour suivre un mec qui avait participé à une émission de "télé réalité" du genre : "plus con que moi, tu meurs". Il avait gagné, mais n'était pas mort pour autant.

Alors c'était Georges son père qui l'avait élevée, fort bien du reste, se sacrifiant afin qu'elle ne manquât de rien. Elle se sentait un peu redevable, et c'est pourquoi, malgré le prix exorbitant du boîtier de téléchargement et de la petite clé nacrée, elle avait tenu à lui prolonger un peu la vie par le truchement de la technique.

Adeline et François, les enfants de Lucienne et Bertrand, s'amusaient parfois avec l'hologramme de l'ancêtre, ils lui collaient les doigts dans l'œil, faisaient mine de tirer sur sa moustache. Bien sûr, l'image étant virtuelle, les mains des enfants passaient au travers !

Un jour pourtant, François crut voir Papi Georges froncer les sourcils et lever la main comme pour frapper ! Et ce, sans que personne ne manipule l'écran ! Le gamin prit peur et ne recommença jamais ses facéties.

En ce matin de mai, un dimanche, le temps était superbe. Dans leur petit pavillon de la banlieue nord, Lucienne et Bertrand se reposent sur la terrasse face au jardinet très bien entretenu grâce aux soins de Madame. C'est pas trop son truc à Bertrand le jardin, il préfère construire des avions, des modèles réduits qu'il fait voler ensuite.

Pour l'heure, il prend l'apéro avec sa femme, un petit jaune pour lui, un Martini on the rock pour elle. Alors Lucienne se lève soudain :

- Je vais aller chercher Papa !

- Si tu veux ma chérie...

Deux minutes plus tard, elle installe le boîtier de lecture sur la table, introduit la jolie petite clé nacrée et effleure l'écran tactile. Georges, moustache lissée, apparaît dans le fauteuil de Bertrand.

- Ah non, pas MON fauteuil ! Allez coller vot'fion ailleurs !

Lucienne manipule l'écran, et Georges se retrouve assis un peu plus loin dans un fauteuil de jardin garanti "grofilex", et là Bertrand croit le voir bougonner...

Les enfants se balancent et rient, un portique avec différents accessoires avait été installé par le grand-père justement, et Bertrand le surprit encore regardant dans cette direction, sourire béat sur les lèvres.

Il se frotte les yeux, incrédule.

- Lu... Lucienne, t'as pas touché l'écran ?

- Ben non pourquoi ?

- J'ai vu ton père sourire, Lucienne, en regardant les enfants jouer !

- Bertrand arrête le jaune.

Les yeux mi-clos Bertrand somnole, la matinée est si douce, du coin de l'œil il observe son beau-père... Enfin ce qu'il en reste. Et là, très nettement, il voit le regard de Georges se tourner vers la bouteille de pastis, puis revenir vers lui, un clin d'œil, et un petit coup de menton signifiant : "je m'en jetterais bien un" !

Bertrand se lève d'un bond, à croire qu'un ressort lui a poussé au cul !

- Lucienne ton père a bougé, je suis formel, il m'a fait un clin d'œil après avoir lorgné sur la bouteille de pastis, j'ai pas rêvé, et je n'ai bu qu'UN jaune nom de Dieu !

- En plus tu blasphèmes, mon pauv' Bertrand...

Bertrand a allumé le barbecue et fait griller quelques merguez, des steaks hachés pour les gamins, des tomates cuites sur la grille. Tout à l'heure, il fera chauffer des petits morceaux de camembert, étalés sur du pain frais, un régal !

La bouteille de rosé de Provence, au frais depuis le matin, accompagne bien les merguez.

Le chien "Titus" un corniaud bon teint garanti multi races plus une, rôde. Il s'approche de grand-père, renifle l'hologramme qui ne sent rien, juste une légère odeur d'ozone, lève la patte, et pisse sur ce qui devrait être la jambe de pantalon de Georges.

A ce moment-là, Lucienne et Bertrand entendent le chien pousser un gémissement et le voient projeté violemment en avant. Très nettement, ils aperçoivent le pied de Papi Georges revenir posément sous la chaise...

Ils se regardent incrédules, ni l'un ni l'autre ne mouftent, par crainte de passer pour fous.

Lucienne a essuyé la pisse du chien en maugréant, on a laissé Papi sur la terrasse, il prendra des couleurs a t-elle plaisanté. Bertrand est parti faire voler son "Space Walker", un avion de deux mètres vingt d'envergure, un 18 cc 2 temps pour la motorisation, cet avion il l'a construit cet hiver, bien au chaud dans le sous-sol.

- L'hiver, je construis, l'été, je casse, dit-il en plaisantant. Au terrain de modélisme, il retrouve une bande de copains, ils aiment bien les avions, mais encore plus la camaraderie.

Quand Bertrand rentre le soir à l'heure de l'apéro, il range son avion ainsi que tout le matériel au sous-sol, il est soigneux Bertrand, et puis les petits z'avions c'est fragile, balsa et film plastique pour le revêtement, ça ne supporte pas la maltraitance !

Lucienne est assise dans le grand canapé face à l'écran haute résolution de deux mètres de diagonale, les enfants jouent dans leur chambre, avec des consoles dernier cri, 3D.

Alors Bertrand regarde machinalement en direction de la terrasse.

- Merde t'as pas rentré ton père ! Il va s'enrhumer, ajoute t-il manière de plaisanter.

A cette seconde précise, venant de la terrasse, Lucienne et Bertrand entendent très distinctement :

AAAA...TCHOUM !



Ils aiment bien les avions, mais davantage la camaraderie.,

(Daguerréotype Andiamo)

Je rajoute ce poème de : Ugo Foscolo, que l'on m'a fait parvenir après publication. Je le trouve très beau et je vous en fait profiter, de plus il "colle" assez bien au texte.

............Ne vit il aussi sous la terre

Et alors que lui sera muette l'harmonie du jour

s'il peut la réveiller, objet de tendres soucis,

Dans la pensée des siens ?

Il est céleste

Ce commerce amoureux des sentiments,

Don céleste aux humains,

Et bien souvent il nous fait vivre avec l'ami défunt et le défunt avec nous...

Ugo Foscolo , I Sepolcri...