Le jour de la rentrée quelques pions et potaches musclés des classes terminales ho-hissaient valises et cantines au sommet de l'escalier monumental qui menait aux dortoirs. L'ascension des malles aux étages supérieurs dans un établissement qui ne connaissait que l'ascension du Christ, avait de quoi traumatiser Otis et Westinghouse. La méthode utilisée était celle de l'assuré social désirant monter des briques sur son toit. C'est dire combien l'opération était risquée pour les briques et la Sécurité Sociale. Elle était réalisée au moyen d'une poulie, d'une corde, et d'une palette en bois sur laquelle étaient disposés les bagages. Il suffisait de suivre ses valises pour trouver les dortoirs qui occupaient le poulailler du bâtiment central. Quatre rangées de lits, séparés par leurs tables de chevet en bois blanc, s'alignaient parfaite­ment sous les immenses poutres du toit. Les privilégiés disposaient d'un lit dans une alcôve, mais devaient payer le prix de cette intimité supplémentaire en se cognant la tête chaque fois qu'ils se couchaient.

La penderie était collective, et les lavabos étaient avantageusement remplacés par une auge inclinée, que longeait un tuyau, percé à intervalles réguliers de petits robinets d'arrosage. L'eau glacée remplaçait l'eau froide et l'eau chaude, et coulait, soit en un jet minuscule et nerveux qui vous griffait la peau, soit au goutte à goutte, ou pas du tout, selon l'extrémité du tuyau sollicitée et la fréquentation des lieux.

Il fallait être habitué aux randonnées de scouts, et avoir un sens aigu de la propreté pour prolonger les ablutions matinales. Tout ici était spartiate, sauf les WC qui étaient turcs et où on allait plus par besoin que par envie, tant ils évoquaient la campagne automnale au moment de l'épandage fertilisateur.

En se poursuivant, cette visite en terre sainte ne faisait découvrir que des salles empreintes d'une austérité ascétique. Le réfectoire était à demi enterré, et n'était éclairé que par deux soupiraux. Dix tables alignées le long des murs, et que ne séparait qu'une allée étroite, pouvaient recevoir chacune huit convives.

Les repas étaient avalés dans un silence total qui ne pouvait être rompu que par la lecture du Nouveau Testament depuis un pupitre posé sur une estrade à l'extrémité de la pièce.

Le Collège ne devait pas consacrer un gros budget à notre alimentation. A côté des nourritures spirituelles, importantes au point de n'avoir pas de prix, les nourritures terrestres ne pouvaient être que futiles. Il faut manger...pour vivre, et partager son pain avec ceux qui n'en ont pas. Ainsi sera t'il.

Le menu était souvent composé de jambon gras agrémenté de frites molles, de camembert-plâtre et de biscuits décorés de toiles d'araignées.



Il fallait bénir le ciel de tant de générosité, des progrès substantiels avaient déjà été accomplis. Cela ne faisait pas si longtemps que la soupe du petit déjeuner avait été remplacée par un café au lait à la peau généreuse. Passons à la visite des études et salles de classe.

La salle d'études comptait environ cent vingt bureaux posés sur des tréteaux devant des bancs étroits et rudimentaires, sans dossier. Ces antiquités percées d'un trou, pour recevoir l'encrier en porcelaine de nos grand' pères, s'ouvraient à la façon d'un vieux grimoire, à la couverture noire et épaisse articulée par des charnières. L'opération la plus délicate était d'en extraire un livre ou un cahier, car il fallait déplacer préalablement tout ce qui se trouvait sur le pupitre. En outre, de nombreuses aspérités et des générations de coups de canifs rendaient l'usage du sous-main absolument indispensable.

Les salles de classe étaient les plus austères, les plus inhospitalières et les plus rébarbatives qui soient. Leur mobilier était constitué de planches inclinées à 45 degrés. C'est dans l'une d'elles que j'ai rencontré mon premier professeur. Il marchait comme un gorille dont il avait la morphologie et la couleur, portant invariablement une blouse anthracite que nous constellions de tâches d'encre dès qu'il avait le dos tourné, en nous servant de nos stylos comme de fléchettes. Il ponctuait chacune de ses phrases de grognements borborygmiques incompréhensibles qui accentuaient son expression naturelle de bougon perpétuellement mécontent. Son relief cutané n'y était pas étranger. Le Michel Ange déclaré volontaire pour le sculpter n'avait pas lésiné sur le Chianti. Pour sûr que les rides de son visage caoutchouteux auraient été capables d'évacuer le déluge sans risque d'aquaplaning. Depuis trente ans qu'il exerçait dans cet établissement, notre primate ne faisait qu'ânonner inlassablement "rosa, la rose" pour planter cette fleur latine dans nos cervelles réfractaires. Dur de s'habituer à cette tête simiesque dont l'essentiel de la capillarité broussailleuse surplombait de profondes arcades sourcilières ou émergeait de ses oreilles.