De fait, je vais vous parler d'un temps que les moins de vingt trente quarante ans ne peuvent pas connaître, ce qui ne nous rajeunit pas. En ces temps héroïques, mon pauvre papa, ma maman, mes deux frères, ma soeur et moi vivions luxueusement dans un trois pièces en HLM, les parents dans une chambre, les quatre morveux dans l'autre. Les plus perspicaces de nos lecteurs auront goupilement deviné que nous ne roulions pas vraiment sur l'or (ce qui eut été, convenons-en, du snobisme à l'état pur : quatre vieux pneus rechapés valent mieux, en terme de confort de roulement, que quatre plaques d'égout en or).

Or donc il advint qu'un jour mes parents firent malgré tout un extraordinaire cadeau à la famille, sous la forme d'un magnétophone. Les plus jeunes de nos lecteurs se rappellent vaguement de ces trucs ringards d'avant les CD gravables et les baladeurs mp3 qu'on appelaient cassettes audio. Eh bien, c'était encore avant cela ! Il s'agissait d'un élégant petit magnétophone à grosses bandes magnétiques, avec des touches en plastique teinté : vert pour "lecture", rouge pour "enregistrer", gris foncé pour "stop", jaune pour "rembobinage" et blanc pour "avance rapide". J'étais alors si ébloui par cet appareil - magique à mes yeux d'enfant - que le moindre détail en est resté ancré dans mon esprit.

L'enregistrement se faisait uniquement par un microphone externe : pas de "line in"/"line out" qui eût offert un confort certain pour les enregistrements. De ce fait, il fallait placer le microphone devant la radio ou le haut-parleur du pick-up et respecter un silence de mort. Un éternuement malencontreux et c'était fichu.

J'en finis là avec ces détails qui m'éloignent du sujet et en viens à l'essentiel. Mon frère aîné avait enregistré sur une bande magnétique, chez un copain à lui, quatre ou cinq morceaux du fantastique double album blanc des Beatles qui venait juste de paraître. Et c'est grâce à cet enregistrement que je connus, du haut de mes cinq, six ans, mon premier grand émoi musical.

Et cet émoi se focalisa sur un morceau bien précis, "The continuing story of Bungalow Bill". Pis : sur un passage bien précis lui aussi, celui du troisième couplet où un petit gamin, qui devait avoir visiblement (ou plutôt audiblement) à cette époque le même âge que moi, chantait une phrase en réponse à Lennon. Je m'identifiais alors complètement à ce gamin. A chaque écoute de la bande magnétique, j'attendais avec une impatience non-feinte les quelques secondes où s'élevait cette petite voix enfantine...

...et puis les années ont passé. J'aime toujours énormément les Beatles, même si je ressors plus rarement mes vieux vinyles que par le passé. J'ai découvert depuis leurs autres chansons, leurs autres albums, et remis "The continuing story of Bungalow Bill" à sa juste place : celle d'une chanson plutôt secondaire dans l'oeuvre des Beatles. Mais en gardant toutefois toujours enfouie en moi cette légère pointe d'émotion enfantine sur le fameux passage.

Et puis voilà qu'il y a quelques jours à peine, discutant avec un collègue de bureau encore plus fan des Beatles que moi, il me révéla un détail que j'ignorais complètement, qui provoqua le cataclysme interne évoqué précédemment. Il possède un énorme bouquin sur les Beatles, une vraie bible, donnant les moindres détails techniques du moindre enregistrement des Fab Fours. Et à propos de "The continuing story of Bungalow Bill", les choses sont claires : la voix enfantine de la chanson est celle... de Yoko Ono !

Tout à coup, tout s'enchaîna avec une cruelle clarté dans mon esprit : Yoko Ono, si omniprésente durant l'enregistrement du double blanc ; Yoko Ono et ses facultés vocales si particulières...

Je sais, il y a tant de choses plus graves dans la vie (hélas). Mais voilà, une part supplémentaire d'innocence s'est desséchée en moi.

Je me demandais justement il y a quelques mois de cela, lors de ma dernière écoute du double blanc, ce qu'avait pu devenir aujourd'hui le petit garçon de la chanson.

Désormais, je le sais : une vieille dame de 72 ans...