En 1955, Boris Vian chantait sa complainte du progrès. Cinquante ans plus tard, du haut des 85 balais qu'il entasserait dans son placard s'il était encore de ce monde, à quoi ressemblerait sa complainte s'il la réécrivait aujourd'hui ?

Car voyez-vous, le futur n'est plus ce qu'il était : il est encore plus futuriste que par le passé, si l'on en croit les plus grands prévisionnistes qui se penchent sur ce qui devrait constituer notre ordinaire dans 10, 20, 30 ans et même au-delà.

Une chose est sûre : la maison du futur sera intelligente, l'informatique et l'électronique seront omniprésentes pour mieux devancer et exaucer le moindre de nos désir, toutes les corvées ménagères seront reléguées aux chiottes de l'histoire, bref le panard absolu !

En particulier (exemple souvent resservi, mais il faut dire que des modèles existent déjà), le réfrigérateur sera intelligent : il scrutera en temps réel son propre contenu et, si d'aventure il devait constater que le pot de rillettes est quasi fini, il se connectera sur internet pour passer commande et sauver ainsi votre petit déj' du lendemain, sans la moindre intervention de votre part (non, non, ne le remerciez pas, votre frigo est modeste, ça va le gêner).

Bref, Gudule, viens m'embrasser et je te donnerai un réfrigérateur qui achète du beurre...

Mais, étrangement, même si les technologies des maisons intelligentes frappent déjà à nos portes (alors qu'il serait si simple d'appuyer sur la sonnette), j'éprouve quelques difficultés à croire totalement en cet avenir 100% pur sucre, à cette corne d'abondance qui va se déverser sur nos têtes, bref, à ce futur qui ressemble bougrement à l'an 2000 tel que l'on se l'imaginait dans les années 50.

Tout d'abord, nos amis futurologues ont toujours tendance à se laisser porter par un certain lyrisme technologique en oubliant certaines petites contingences matérielles : tous ces beaux appareils de plus en plus intelligents, il leur faut de l'énergie pour faire marcher leurs petits neurones électroniques. Et l'énergie, en 2030, elle devrait se marchander pour un sacré montant de cacahouètes, du genre à faire crever un éléphant d'indigestion. Car à un tel horizon, le peak oil, c'est à dire le pic de production historique au-delà duquel la production mondiale de pétrole ne pourra que décroître, aura plus que certainement été déjà atteint (même les majors pétrolières l'admettent, c'est dire). Bref, plus assez de pétrole pour répondre à la demande, des prix qui flambent, des guerres d'Irak et d'ailleurs à la pelle s'assurer les résidus de ressources pétrolières, bref la routine... Autant dire qu'à moins de pédaler comme un cycliste survitaminé du tour de France pour produire vous-même votre électricité, le kWh risque de coûter un chouia trop cher pour laisser votre réfrigérateur faire mumuse sur internet.

Je passe rapidement sur les considérations sociétales, histoire de ne pas passer pour un pisse-vinaigre. Je soulignerai juste que la maison du futur a toutes les chances de ne pas être la maison de monsieur Tout-le-monde : en 2030, nombreux seront certainement ceux dont le réfrigérateur devra encore passer ses commandes par lettre manuscrite ; les auto-stoppeurs risquent d'être nombreux sur le bord des autoroutes de l'information. En outre, cette maison du futur, c'est "1984" assuré : tous nos faits et gestes pourront être tracés, le moindre de nos pipis aux cagoinces sera consigné quelque part sur un fichier quelconque. Détails que tout cela...

Mais ce qui me laisse le plus songeur, c'est d'imaginer qu'on laisse un jour son frigo passer des commandes à sa place, sa tondeuse décider de couper la pelouse sans qu'on ne lui ait rien demandé, ou ses volets se fermer de leur propre arbitre parce qu'il y a un peu trop de soleil. Certes, la fainéantise est la pente la plus facile à suivre, mais de là à renoncer à tout contrôle sur l'ordonnancement de la maison... J'ai comme l'impression que l'on se prépare des lendemains qui déchantent.

Imaginons un peu...



19 juin 2030

Gudule et moi sommes très satisfaits de notre nouvelle demeure. Tout y a été pensé pour nous rendre la vie plus agréable. Notre ancien logement était certes fort plaisant, mais certains détails laissaient à désirer : il faut dire que l'immeuble était très ancien, puisqu'il datait de 2005, et que le câblage domotique n'avait pu être fait qu'a posteriori. Ici, tout a été pensé dès la conception du pavillon. L'arrosage automatique du jardin vient de démarrer, sur ordre des capteurs d'humidité enterrés sous la pelouse et après consultation des prévisions météorologiques en ligne. Notre réfrigérateur, du dernier cri, s'est connecté sur internet dès sa mise en service pour commander tout ce qu'il nous faut, non sans avoir affiché au préalable un message de bienvenue sur son écran et nous avoir diffusé un de nos films préférés. Gudule a préparé un rôti de boeuf ce soir : elle l'a mis dans le four et celui-ci a déterminé lui-même la température et le temps optimaux de cuisson. Nous nous sommes régalés. Nous sommes heureux.


22 juin 2030

Tout va toujours pour le mieux. A part un petit détail. Ce matin, au lieu de mon pot de rillettes habituel, j'ai trouvé un radis noir dans le réfrigérateur. J'ai tapé "rillettes ?" sur l'écran de contrôle, le frigo m'a répondu : "la balance de la salle de bain m'a transmis votre masse corporelle ainsi que votre ratio masse musculaire/masse graisseuse. Votre embonpoint devient préoccupant. J'ai donc remplacé les rillettes par un radis noir dans la liste des commandes types". Zut, on dirait qu'il y a un léger bug. Il faudra que je demande à l'ordinateur central de la maison de contacter un réparateur.


26 juin 2030

Bon, faut se faire à cette idée : il y a vraiment un problème avec l'installation. Plus de soda, plus de chocolat, plus de pizza, ça commence à bien faire, ce réfrigérateur a une dent contre moi. Et puis l'arrosage automatique qui se déclenche au moment précis où je sors dans le jardin, je trouve ça moyen. Sans parler du diffuseur d'ambiance sonore qui me joue "constipation blues" juste quand je m'assoie sur la lunette des WC. J'apprécie l'humour, mais là, ça devient lourd. Ce qui m'étonne, c'est que Gudule est toujours ravie. De plus en plus ravie même. A croire qu'elle ne voit pas tous ces défauts de fonctionnement.


28 juin 2030

Rien ne va plus, je suis cassé de partout. Il faut dire que se prendre des portes coulissantes à travers la figure à longueur de journée finit par avoir raison de la plus solide des constitutions. Cette maison semble s'être liguée contre moi. Le lave-linge décolore mes vêtements. Le four calcine mes plats (ou me les sert quasiment crus). Les écrans vidéos me diffusent "des chiffres et des lettres" en boucle. Les volets se ferment à midi et s'ouvrent au lever du soleil. Hier, l'aspirateur m'a refoulé le contenu de son sac à poussière dans les naseaux. Bref, je n'en peux plus. Gudule me dit n'avoir rien remarqué, j'ai du mal à comprendre comment. Toujours impossible de joindre le réparateur, L'ordinateur central m'affirme que son numéro ne répond pas.


1er juillet 2030

Je suis anéanti. J'ai tout compris : Gudule me trompe. Je l'ai surprise hier dans le salon avec le réfrigérateur. Ce salaud lui offrait du champagne en accompagnement de quelques toasts largement tartinés de caviar, le tout commandé sur internet à mes frais. Pendant ce temps, le diffuseur d'ambiance jouait un concerto de Rachmaninov accompagné de quelques effluves champêtres, tout en tamisant de plus en plus la lumière. Vert de rage, j'ai surgi en hurlant "salo...". Mais je n'ai jamais fini mon juron : la porte coulissante du salon s'est refermée juste devant moi, il y a eu un grand choc, et après je ne me souviens plus de rien.


4 juillet 2030

Les flics ont débarqué chez moi avant-hier. C'est cette ordure d'ordinateur central qui les a appelés. Il leur a balancé le listing de la moindre de mes vilenies : fichiers illégaux chargés sur internet (liste exhaustive fournie par ses soins), excès de vitesse (caftés par l'ordinateur embarqué de ma voiture), usage de cannabis (détecté par analyse d'air ambiant - saleté de diffuseur d'ambiance !), fraude fiscale (relevés de comptes et autres pièces accablantes fournies également par l'ordinateur central), etc. La panade. Me voilà enfermé depuis deux jours. Ce qui me fait surtout chier profondément, c'est de savoir que cette marie-couche-toi-là de Gudule mène à mes frais la grand vie avec cette raclure de frigo qui a accès à tous mes comptes bancaires. Trompé par un réfrigérateur, ça me fait mal aux seins ! J'espère au moins que cette salope de Gudule y gagnera un rhume, tiens !