Soufifrounet, je t’en prie, personne n’a envie de rigoler alors t’arrêtes avec tes feintes à six sous la cagette. L’angoisse est palpable, non ? Tu la sens pas la purée d’nous autres, qu’on serre les yeux pour pas pleurer ? Ha ! Sûr que ton feuilleton, là, ça t’agrippe les tripes autrement que Santa Barbara…

C’est demandé avec tant d’urbanité… Saisissons-nous donc et, baste, au diable les varices et tous les variqueux, ressaisissons-nous et ne nous lâchons plus. Dans tes rêves, oui ! Je dis ce que je veux, d’abord, et je vous em… …mène ou je veux ! En fait, le lait de vache, même préparé par un Grand Chef tel que moi, ça n’avait pas l’air d’être sa tasse de thé. En insistant avec force patience, elle tétait quelques gougouttes mais on sentait bien qu’entre ce lait laid à faire peur, et mourir de faim, ben après avoir longuement pesé le pour et le contre, elle avait choisi de brancher l’aspirateur, mais à la vitesse minimum, hein ? Et ça durait, et ça durait, les séances de tétée… interminables ! Avant de se faire arracher du chaud cocon par les autres cons d’cochons, elle avait dû avoir le temps de déguster ce petit jésus en liquette de soie naturelle qui lui gouleyait dans la gorge, le lait de sa môman, et elle n’arrivait pas à se faire à l’idée que sa mère nourricière serait dorénavant une grosse Holstein de compétition, une pisseuse de lait aux trayons chacun gros comme sa tête, enfin, un monstre hideux dont elle se forgeait une image en fait assez ressemblante, à l’aune de l’effet révulsif que lui causait ce liquide nauséabond. La prostration s’instillait insidieusement, l’anorexie guettait, la mélancolie le disputait à la joie de ce sauvetage miraculeux et l’ambiance commençait à me prendre sérieusement le chou quand j’eus « ze » idée, une de toute beauté, une bien cachée derrière les fagots pour échapper aux razzias, une avec tout ce qu’il faut là ou il faut mais ce n’est pas à moi à le faire et vous aurez beau insister, vous ne me ferez pas lui accoler l’adjectif de « géniale».

Je n’ai eu bien entendu aucun mérite à remarquer, dans les journaux de petites annonces, à la rubrique animaux, l’abondance de propositions commençant toutes par « donne petits chats ». Fortement motivé par ces séances de biberonnage qui traînaient en longueur pour un si piètre résultat, et conscient que cela occupait une part non négligeable de mon temps libre, j’ai poussé le forcing réflexif jusqu’à IMAGINER que des amateurs de félins répondaient favorablement à ce genre d’offres. Intensifiant l’activité cérébrale, je suis arrivé à VOIR le résultat concret de ces réponses positives. Bien sûr, il n’est pas à la portée de tout un chacun de se projeter ainsi dans le monde hypothétique mais dussé-je me faire taxer d’immodestie (quelle horreur et quelle tare tellement éloignée de mon vrai fond), j’y suis parvenu, Dieu seul sait avec l’aide de qui, et l’image d’une femelle chat, aux mamelles gonflées de lait désormais inutile car sans objet, déprimant avec force soupirs, s’est imposée à moi. Je me ruai sur le téléphone et fis dans l’ordre les numéros en question en bredouillant à mes interlocuteurs mes explications embrouillées. J’eus droit à un éventail d’échecs assez exhaustif :

- on me prit pour un fada dangereux ;
- les petits n’avaient pas encore trouvé preneurs ;
- ils étaient tous partis merci beaucoup ça va très bien et bonjour chez vous ;
- et un anti-monte-lait médicamenteux avait déjà été administré quel dommage c’eut été avec un réel plaisir…

Le cinquième fut le bon et une voix souriante me déversa du miel dans les oreilles :

« Vous arrivez à point nommé pour éviter un recours à la pharmacopée et si en plus ça nous donne l’occasion de rendre un service, ça devient un échange de bons procédés et nous trouvons cette aventure tout à fait conviviale et sympathique » … « Ce n’est pas du tout indispensable, mais si vous trouvez plus équitable de participer à l’élaboration du lait que va boire votre petite chatte, en même temps qu’elle, amenez donc quelques boîtes.. ».

Dès le combiné raccroché, je me mis à hululer une espèce de chanson de retour du printemps sioux, mais en plus gai. Je peux vous dire que le moteur a ronflé sur le trajet, mais sans s’endormir. Il a fallu qu’il crache ses poumons ou qu’il dise pour quelle raison il s’y refusait. A notre arrivée, le radiateur atteignait la température adéquate pour nous faire un œuf dur en trente secondes mais nous avions d’autres chattes à téter… Le temps d’enfoncer la porte, enfin, d’y donner des coups de poings en trépignant, on nous ouvrait et nous nous retrouvions devant un magnifique spécimen femelle de la gent féline, alanguie sur le flanc, deux rangées d’obus à l’emplacement présumé des mamelles et, cerise sur le gâteau, au pelage aussi noir que celui de la petite. Et elles miaulaient tout ce qu’elles savaient, les pauvres. J’étais prêt à parier toute la monnaie que j’avais sur moi que le lait qu’on voyait gentiment gicler au bout de tous ces jolis tétons roses, c’était exactement le même que celui que la chatonne voyait tomber en cascades dans ses cauchemars, et qui reculait sadiquement à chaque fois qu’elle avançait… mais la chance me parut mince de trouver un partenaire de jeu persuadé du contraire.

Je posai la petite délicatement sur la moquette. Leurs deux regards se sont croisés, elles ne se sont pas posé de problèmes métaphilosophiques ni n’ont chipoté sur la marque. La bouche de l’une a foncé sur la plus proche tétine de l’autre. On se serait vraiment cru au départ des 24 heures du Mamans…