Annabel, Aréthuse, Alcmène, Antinéa, Amparida, Allegria, Annabel, Atsouko, Alda, Antiope, Anne, Alcyone, Aydée, Athelstane, Agar, Azraële, Aedona, Alberte, Apsara, Atalide, Alverde, Axelle, Alice, Aquilina, Adèle, Armide, Armande, Argine, Aïno, Andrée, Aïssé, Algide, Agathe, Adlonne, Ariane, Aude, Armance, Angelica, Arabella, Alzyre, Armène, Albine...

À cette longue litanie prenante, envoûtante et singulièrement monomaniaque de prénoms féminins, vous ajoutez "Angel", seul héros masculin, et vous obtenez la liste des prénoms du personnage principal de chaque roman de Pierre Benoit. Quelle galerie d'héroïnes ! Et quelles femmes ! Si Benoit enfilait des perles, on peut dire qu'il en a décrit des colliers, des lignes de perles de toutes eaux, de toutes couleurs, piégées dans leur folie, dans leur sagesse, dans leur patience, leur endurance, leur hystérie, leur fidélité à un rêve, une promesse, un fantôme... Épinglées à leur devoir, à leur souffrance, refusant corps et âme de bifurquer vers un autre destin, meilleur, la volonté énergisée par le désir de vengeance, par l'adoption d'une haine ne leur appartenant pas. La vie se charge de recouvrir et recouvrer leur honneur foulé aux pieds, de couches sédimentaires successives, mais leur plaie est une source continue, vivace, comme un stigmate rappelant aux hommes leur légèreté, et les entraînant, les roulant dans leurs flots fascinants et impétueux, dans leur Alpha...

Les amants chez Benoit n'ont rien de commun, de près ou de loin, avec les amoureux de Peynet. D'Amour, il est peu question, enfin, d'Amour désintéressé, généreux, regardant dans la même direction que Saint Ex., ou assis du bout des fesses sur un banc public... Par contre si la Passion vous parle, que les sentiments exacerbés vous titillent, les destins farouches et condamnés dès leur naissance vous mettent en transes, il faut lire Benoit qui, camouflé sous un académisme de forme sécurisant, va vous ballotter, vous faire vous vautrer dans le scabreux. Ses héros sont prisonniers de leurs instincts, de leurs désirs, de leurs besoins. Même les manipulateurs sont des victimes, sous la coupe de leur destin. Personne ne ressort indemne de ces bouillonnements pleins d'humanité. La drogue, le jeu, l'alcool, la dépendance sexuelle, le masochisme, les mensonges croisés, le cynisme, la Grande Avalanche de la déchéance est initiée, elle rebondit ses rochers dévastateurs et amoraux tous azimuts, et les cris d'alerte dérisoires des spectateurs n'y feront rien : l'écroulement ne stoppera qu'au fin fond du plus bas. Trop tard.

Ce qui me sidère chez Benoit, c'est qu'en soignant la présentation du bouquet, on arrive à offrir de telles fleurs vénéneuses... Ce gars a vendu de son vivant des millions de recueils pleins d'horreurs et de stupre. Né en 1886, en un temps où les publications étaient surveillées, les bonnes mœurs pas vraiment une vue de l'esprit, la morale publique, une véritable chape de plomb, Benoit s'est mis à écrire ses romans qui traînaient dans la boue les valeurs en cours et à la hausse à l'époque. Et il a fini à l'Académie Française, malgré une attitude sulfureuse pendant l'occupation. C'est à croire que personne ne comprenait ce qu'il racontait, fascinés par la perfection et l'élégance de sa langue. Il est vrai que pas un seul gros mot ni tournure vulgaire n'a coulé de sa plume. Toutes les turpitudes décrites étaient allusives, enrobées dans du papier cristal brillant des mille feux de tropes rhétoriques les plus pures. Ceux qui s'attendraient, suite à ce billet, à lire des descriptions crues de parties fines, seront déçus. Et pourtant ! Peu d'écrivains auront disséqué les hypocrisies sociales, dénudé les noirceurs de l'âme humaine et montré jusqu'à quels excès elle pouvait s'abaisser, mieux que Benoit.

Si ce qui précède ne vous a pas trop inquiété, que vous ne connaissez pas encore le bonhomme, que vous soyez d'accord pour avoir un entr'aperçu de la féminité ravageuse de ses héroïnes-femmes fatales, vous pouvez partir sur les traces d'Anne, dans "Mademoiselle de La Ferté", qui hisse l'assassinat au niveau du plaisir et du Bel Canto. Dans "Le Lac Salé", c'est Annabel, qui morfle et qui en redemande, chez ses amis les Mormons... L'homme n'est pas toujours la victime, chez Benoit. Dans "Le soleil de minuit", Armide fait sauter très haut le bouchon de l'amour filial, et dans "L'île verte", sombre et joli livre qui se passe au large de Blaye, dans l'estuaire de la Gironde, Andrée patiente, calcule, martingale, semble empocher la mise, mais trébuche enfin...

Un autre mystère, aussi : comment Benoit a t-il pu se retrouver dans la bibliothèque de mon pater, si parano, si prude, si cul serré de grenouille de bénitier ? Lui non plus n'a pas dû tout capter.