Je me souviens du revers de la main que l'on frottait vigoureusement avec les phalanges de l'autre main avant d'en renifler l'odeur. Je me souviens que cela sentait une odeur d'allumette brûlée.

Je réalise que le fait d'être adulte ne m'empêche pas de le faire aujourd'hui encore. Je réalise que cela sent toujours la même odeur.



Je me souviens des affiches "1980 : Bordeaux sort de terre" assorties d'un dessin de ville futuriste. Je me souviens que je trouvais ça super. Je me souviens que 1980 me paraissait toutefois encore très loin en ce tout début des années 1970.

Je réalise que l'on a rasé le quartier populaire de Mériadeck pour en faire un froid quartier de bureaux, déjà mal vieillissant. Je réalise que 1980 me paraît très loin, mais dans le rétroviseur cette fois.



Je me souviens des "émissions pour la jeunesse" du jeudi après-midi. Je me souviens aussi de "Titus le petit lion", de "Minizup et Matouvu", de "l'autobus à impériale", de "Fifi Brindacier", de "Popeye", de "Bonne nuit, les petits", du "Manège enchanté". Je me souviens qu'on allait chez les voisins qui, eux, avaient un poste de télé, chose encore rare à l'époque.

Je réalise qu'il n'y a plus d'émissions pour la jeunesse aujourd'hui. Il n'y a plus que des émissions pour vendre des choses à la jeunesse avec force spots de pub racoleurs. Je réalise que j'ai eu de la chance d'échapper à ça.



Je me souviens de l'odeur de l'encre violette. Je me souviens des plumes Sergent-Major. Je me souviens que j'aimais leur redonner une seconde jeunesse purement cosmétique en leur passant un peu de crayon à papier dessus.

Je réalise que je vais passer pour un vieux croulant nostalgique en racontant tout ça.



Je me souviens de la vieille Aronde grise dans laquelle toute la famille embarquait à l'époque des vacances pour aller chez les grands-parents, dans le Gers. Je me souviens que, pour s'amuser en chemin, chacun choisissait une marque de voiture et comptait un point de plus quand on croisait un véhicule de la marque choisie. Je me souviens que c'était à qui pourrait choisir Renault ou Peugeot. Je me souviens que mon père prenait souvent les Mercedes, juste pour rigoler. Je me souviens que les deux heures de trajet passaient vite. Je me souviens aussi du dernier retour avec l'Aronde, du moteur qui fumait, des arrêts dans les fermes pour demander de l'eau, du bus que ma mère, ma soeur et moi avions pris pour rentrer plus vite à la maison, pendant que mon père et mes frères aînés continuaient leur périple automobile. Je me souviens qu'ils avaient mis dix heures pour faire les 130 km de trajet.

Je réalise que l'on devait être bougrement serrés, à six dans une Aronde avec tous les bagages. Je réalise que les trajets me paraissent beaucoup plus longs aujourd'hui, malgré les autoroutes et nos voitures modernes qui roulent tellement plus vite. Je réalise que je serais incapable de rejouer au jeu d'autrefois, infoutu que je suis d'identifier les voitures parmi les centaines de marques et de modèles, tous ressemblants, qui circulent aujourd'hui.



Je me souviens de la première supérette qui était passée en libre service dans le quartier où nous habitions. Je me souviens que cela me paraissait alors à peine imaginable que l'on puisse ainsi se servir directement dans les rayons.

Je réalise, dans la cohue des rayons du Carrefour du coin, que les petits épiciers de quartier qui vous servaient autrefois avaient du bon.



Je me souviens d'un jeu de sept familles basé sur différentes périodes de l'histoire : famille préhistoire, famille médiévale, etc. Je me souviens qu'il y avait une famille "an 2000" dont les membres étaient affublés de costumes tous plus extravagants les uns que les autres, pneumatiques ou moulants, avec casques, antennes et tout le toutim.

Je réalise la foi inébranlable que l'on avait à cette époque en des lendemains technologiques qui chantent. Je réalise que personne n'imaginait des milliers de SDF en l'an 2000. Je réalise aussi que le futur vu du passé balance souvent entre le grotesque et la poésie la plus pure.



Je me souviens de ma première visite à Paris. Je me souviens que c'était la tradition familiale de visiter ainsi une journée à la Capitale avec mon père, et que mes deux frères et ma soeur l'avaient fait avant moi. Je me souviens du train de nuit, de l'arrivée à l'aube et de cette journée chargée d'émotions face à la Tour Eiffel, aux Invalides, à l'Arc de Triomphe, au jardin des plantes, etc. Je me souviens que mes chaussures m'avaient mis les pieds en sang et que mon père m'avait acheté une paire de basket pour que ce soit plus confortable. Malgré cela, j'avais de toute façon des ailes aux pieds ce jour-là. Je me souviens du plaisir d'avoir mon père rien que pour moi tout un jour durant. Je me souviens enfin du retour vers 22 ou 23 h. Je me souviens que j'avais dormi jusqu'à 14 h le lendemain tant j'étais plein de fatigue et de bonheur.

Je réalise aujourd'hui que, le paternel travaillant alors à la SNCF, cette journée n'écornait pas trop le maigre budget familial. Je réalise que ce n'est pas avec de l'argent que l'on offre des souvenirs inoubliables aux enfants, mais en donnant de soi-même. Je réalise aussi que, maintenant que j'y vis, Paris a perdu toute sa magie à mes yeux.



Je me souviens de la lessive Ala aux enzymes gloutons. Je me souviens de la publicité qui les représentait sous forme de petits personnages jaunes et voraces et qui me fascinait.

Je réalise que la lessive Ala a depuis longtemps disparu, après un terrible flop commercial. Je réalise que les publicitaires d'alors savaient peut-être séduire les enfants, mais avaient de gros progrès à faire en terme d'efficacité de leurs campagnes.



Je me souviens de la chanson de Sheila "dans une heure" qui plaisait tant à ma soeur. Je me souviens des paroles "une heure, c'est court et c'est long" qui me faisaient beaucoup rire, car une heure, c'était terriblement long, quasiment une éternité.

Je réalise aujourd'hui que j'ai déjà vécu près de 390000 heures et que les quasi-éternités ne sont plus ce qu'elles étaient.



Je me souviens qu'en commençant la rédaction de ce billet, j'avais l'intention, tel Perec, de remonter à la surface des briques insignifiantes d'un passé oublié.

Je réalise, en me relisant, que j'ai dévié vers une tonalité nostalgico-nombriliste. Mais je réalise en même temps que je n'en ai rien à foutre ! :~p