Cela faisait maintenant près de dix ans qu'il redoublait d'efforts pour être enfin publié, assurant sa subsistance le jour en transportant des palettes dans un entrepôt et noircissant des feuilles et des feuilles de papier dans la fièvre de la nuit. Dix ans déjà, et la trentaine approchait. Rien qu'à cette idée, il sentait une terrible contraction dans son ventre, car si la perspective de vieillir le laissait relativement indifférent, celle de vieillir sans accéder à la reconnaissance de son talent le plongeait dans les affres de l'angoisse.

Ses pensées monomanes, ce jour-là, était polarisées sur cet anniversaire proche qu'il vivait comme un terrible constat d'échec. Les mains profondément enfoncées dans les poches, la tête baissée, il rentrait chez lui dans l'ombre naissante du soir, morose et abattu. Il se sentait près à tout pour échapper à cet anonymat qui lui collait à la peau comme une glu grisâtre. A tout donner, ses rares biens, sa vie. Et même son âme.

Il aperçut soudain une mince lueur entre deux poubelles. Il se pencha, ramassa l'objet qui en était la source. Un stylo. Etrange. Dont se dégageait cette douce luminescence. Qui irradiait une agréable sensation de chaleur dans ses doigts.

Odilon y vit un signe du destin. Il enfourna le stylo dans sa poche. Arrivé dans son appartement, après avoir mangé rapidement, il s'installa à sa table de travail, ouvrit un nouveau cahier, sortit le stylo de sa poche et, après en avoir une fois encore admiré la luminescence, ôta le capuchon et approcha la pointe du papier.

Un étrange phénomène se produisit alors : la chaleur qu'il sentait entre ses doigts se mua en énergie, une énergie incontrôlable qui s'empara de ses doigts, de sa main, de son poignet, de son bras. Odilon vit soudain les mots jaillir tout seuls sur le papier. Sa main, telle un pantin dont le stylo aurait été le marionnettiste, traçait des mots à une vitesse folle, des mots qui n'étaient pas les siens.

Il prit peur, il ne pouvait plus arrêter sa main, celle-ci semblait entièrement sous l'emprise luminescente du stylo. Les minutes s'agrégèrent en heures, au son du léger crissement de la pointe sur le papier et des pages du cahier tournées. Jusqu'à la dernière page, jusqu'au point final.

La lueur du stylo faiblit alors subitement. Les muscles du poignet d'Odilon, endoloris, se détendirent soudain, les doigts lâchèrent prise, laissant le stylo rouler sur la table, sa main resta inerte, enfin exorcisée du démon qui avait pris possession d'elle.

Il regarda, interdit, le cahier devant lui : deux cents pages emplis d'une écriture fine et régulière. D'une écriture qui ne lui appartenait pas. Encore ébété, il revint à la première page du cahier et en commença la lecture. Le style était si élégant, si puissant, si racé qu'il fut happé dès les premières lignes et ne put s'interrompre avant le mot "fin".

L'aube se levait, et Odilon restait les yeux perdus dans le vague, à ne savoir que penser de ce qu'il lui arrivait. Il tenait entre ses mains un pur chef-d'oeuvre, traversé par un souffle irrésistible, habité par un génie narratif hors norme. Un chef-d'oeuvre que nul n'avait encore lu hormis lui. Un chef-d'oeuvre qu'il avait écrit. Ou plutôt que le stylo avait écrit à sa place.

Il ne partit pas travailler ce jour-là : il était de toute façon trop épuisé et son esprit ne pouvait s'empêcher, sans fin, de se demander que faire de ce manuscrit. Il finit par s'endormir d'épuisement, en proie à une fiévreuse excitation.

A son réveil, son choix était fait : il s'installa devant son vieil ordinateur et entreprit de dactylographier le contenu du cahier pour l'envoyer à un éditeur. Il y travailla avec ardeur trois jours durant, après avoir signifié sa démission à son employeur : il sentait que son destin était là, niché dans ce cahier d'écolier.

Ses doigts s'arrêtèrent un infime instant au moment de frapper sur le clavier le nom de l'auteur, comme si la chaleur du stylo imprimée dans leur pulpe ravivait en eux quelques scrupules passagers. Mais bien vite ils frappèrent le "O", le "d", le "i", le "l", jusqu'à composer le nom d'Odilon Bellefeuille, en caractères gras, centrés sur la page de garde.

Odilon sourit. Les salons littéraires allaient bientôt bruisser de son nom, il en était convaincu.



Odilon Bellefeuille mesurait le bouleversement que le stylo magique avait apporté dans sa vie depuis un an : un manuscrit accepté avec enthousiasme par Grasset, un succès de librairie immédiat et, suprême récompense, le prix Goncourt décerné à l'unanimité de tous les membres du jury. En quelques mois, il était devenu un auteur reconnu, admiré pour la force d'une première oeuvre, la "Poussière de Morte-Ville", qui devenait déjà un classique de la littérature française et même internationale, avec de nombreuses traductions déjà publiées.

Bien évidemment, les sollicitations avaient été nombreuses, auxquelles Odilon avait dû se plier. Terriblement mal à l'aise devant les caméras, ne se sentant pas capable de propos à la hauteur de son livre, il s'était composé un personnage taiseux, faisant mine de se perdre dans ses pensées quand les questions l'embarrassaient. On lui attribua ainsi bien vite une vie cérébrale intense, à la mesure de celle qui transparaissait dans son premier opus.

Les sollicitations étaient également pressantes du côté de son éditeur qui le suppliait d'écrire un second ouvrage. Odilon hésita longtemps, mais il comprit vite que la postérité exigeait une oeuvre plus fournie pour ouvrir ses portes. Il se résolut donc à utiliser de nouveau son stylo luminescent.

La séance fut en tous points identique à la première, la surprise en moins. Ses doigts se crispèrent autour de la chaleur du stylo et se mirent à danser sur le papier. Trois heures plus tard, un nouveau chef-d'oeuvre était donné au monde.

"Lumière (et l'ennui vint)" fut une véritable bombe littéraire. Alors qu'ils avaient déjà trempé leur plume dans le vitriol, prêts qu'ils étaient à descendre en flammes le second ouvrage de celui qu'ils avaient encensé la veille, les critiques durent finalement convenir que l'on tenait là un livre encore plus majestueux que son prédécesseur. Et bien vite, ce fut au contraire à celui qui encenserait avec le plus d'emphase le génie d'Odilon Bellefeuille. Sublime, phénoménal, funambulesque, incomparable, étourdissant, prodigieux, aucun adjectif ne semblait taillé suffisant large pour qualifier le livre qu'il fallait ab-so-lu-ment lire.

L'onde de choc ne sembla jamais devoir s'amortir : le nom d'Odilon fut bientôt connu partout dans le monde, les ventes ne se chiffraient plus en dizaines de milliers mais en millions.

C'est vers cette époque qu'Odilon vécu une crise existentielle, supportant mal cette renommée qui était née de son stylo et non de son talent. Il décida que son troisième ouvrage serait écrit de son propre chef et que le stylo resterait désormais dans le tiroir de son bureau. Il se coupa pour cela du monde durant six mois, bien décidé à reprendre la main sur son oeuvre littéraire, passant ses journées à peaufiner la moindre de ses phrases sur son ordinateur.

"Palettes-party" sortit en librairie et causa un certain malaise. Nul ne savait comment appréhender cette oeuvre qui, de prime abord, paraissait anodine et sans grande saveur. Mais voilà : elle était signée Odilon Bellefeuille, déjà considéré comme un géant de la littérature, et personne n'osait la critiquer frontalement, craignant de passer à côté d'une finesse cachée ou d'un message sous-jacent. La critique fut donc assez fuyante et évasive, l'accueil du public fut bien plus modéré, et même assez mauvais une fois que le bouche-à-oreille eut fonctionné. Son éditeur osa même lui suggérer, sur la pointe des pieds, d'essayer de revenir au style de ses deux premiers ouvrages.

Odilon en fut mortifié. Ainsi, seul les mots qui sortaient du stylo magique étaient empreints de grâce, les siens ne valaient donc pas grand chose. Il songea même un temps au suicide, mais son appétence pour la gloire, fût-elle imméritée, reprit le dessus. La graisse du cynisme peu à peu enveloppa son coeur et ses rêves passés. Puisqu'ils aimaient ça, il allait leur en donner, des oeuvres magistrales !

Et il alla ressortir le stylo magique du tiroir.



"Ephémères éternités" fit complètement oublier "Palettes-party" (oeuvre dans laquelle certains exégètes forcenés s'acharnaient néanmoins à vouloir distinguer une forme subtile de structuralisme existentialiste). Le grand Odilon Bellefeuille était de retour, et le niveau exceptionnel retrouvé de son oeuvre ne devait plus jamais décliner.

Puis vinrent la "Chirurgie des souvenances", "Ludion", "Quelque chose est mort qui me faisait vivre", les "Purulences affectives" et "Arzinoeh ou les aubes oublieuses" : autant de monuments littéraires qui allaient asseoir Odilon Bellefeuille au firmament des écrivains, toutes époques confondues. Il profitait alors pleinement de son auréole flamboyante, ayant presque fini par s'auto-persuader qu'il était quelque part un peu l'auteur de ses livres.

Mais le niveau de l'encre lumineuse dont était empli son stylo baissait. Odilon comprit qu'avec un tel rythme de publication, celui-ci serait rapidement vide. Il espaça donc ses séances d'écriture automatique, ne sortant plus qu'un livre tous les trois ou quatre ans.

Oui, mais quels livres ! Les librairies, de Melbourne à Montréal en passant par Pékin, étaient prises d'assaut dès qu'un nouvel ouvrage était disponible. La gloire d'Odilon Bellefeuille semblait ne plus avoir de limites.

Celui-ci géra au mieux l'assèchement progressif de son stylo. Mais à cinquante-deux ans, constatant qu'il ne restait que très peu d'encre lumineuse, il décida de mettre un terme à sa carrière d'écrivain.

Près de dix ans s'écoulèrent. Un mythe se créait peu à peu autour d'Odilon, fait de mystères et de bruissements : certains le disaient déprimé ou fou, d'autres affirmaient qu'il n'avait plus rien à dire, d'autres encore soutenaient qu'il s'était retiré du monde pour écrire son ultime livre, qui scellerait à jamais son oeuvre.

C'est cette dernière rumeur qui instilla peu à peu son venin dans l'esprit d'Odilon : les écrits du stylo magique avaient gagné au fil des ans en force et en profondeur, pourquoi en effet ne pas essayer, avec le peu d'encre qu'il restait, d'écrire l'ultime pièce de son oeuvre, son chef-d'oeuvre au sens premier du terme ?

Odilon s'installa le soir-même à son bureau pour sa dernière séance d'écriture, sortit le stylo du tiroir. Celui-ci luisait encore faiblement dans la semi-pénombre. Et la danse des doigts recommença. Les mots jaillissaient sans qu'Odilon eut même à penser à ce qu'il faisait. Les pages défilaient, défilaient et défilaient encore. Il finit même par s'assoupir légèrement pendant que sa main, mue par le stylo magique, continuait à s'agiter sur le papier.

Quand il se réveilla, le cahier était déjà rempli aux trois quarts. Il lui tardait d'en finir enfin, le niveau d'encre lui paraissait terriblement bas, il peinait même à le distinguer à travers la coque translucide du stylo. Le grattouillis de la pointe sur la feuille se fit peu à peu plus crissant.

Un crissement qui plongea Odilon en plein désarroi, car il comprit que celui-ci était dû à l'absence d'encre. Les lettres étaient de plus en plus mal formées, partielles et bientôt illisibles. Le stylo était à sec et son oeuvre ultime ne serait jamais achevée.

Le stylo s'arrêta subitement d'écrire. Mais les doigts d'Odilon ne lâchèrent pas pour autant prise : l'emprise du stylo sur sa main restait entière. Les doigts changèrent leur prise sur le stylo, l'entourèrent fermement. Odilon vit alors sa main se lever devant lui, brandissant le stylo comme... un poignard !

Ses yeux s'agrandirent d'horreur, sa bouche s'ouvrit pour hurler sa terreur, mais sa main refusait obstinément d'obéir aux injonctions désespérées de son cerveau. Elle s'abattit violemment, plongeant la pointe du stylo dans sa poitrine. L'arracha. Frappa de nouveau, dans l'oeil droit cette fois qui fut entièrement transpercé. Et la main frappa encore et encore, même après que le corps d'Odilon fut devenu flasque et sans réaction. La vie avait quitté Odilon mais sa propre main dardait encore son corps ensanglanté à coup de stylo.

L'émotion fut considérable à travers le monde après la découverte de son corps. La légende était déjà en marche. Un écrivain de génie qui se suicidait sur son manuscrit inachevé à coups de stylo, voilà qui était fait pour marquer à jamais les esprits et pour faire accéder Odilon Bellefeuile au rang de mythe universel.



Ainsi donc, les rêves de postérité qui brûlaient sa jeunesse avaient été exaucés au-delà de toute limite, son nom serait à jamais écrit en lettres d'or dans l'histoire de la littérature mondiale.

Mais qui sait si Odilon Bellefeuille, à l'ultime instant, juste avant que le stylo ne transperce son coeur et son oeil, n'aurait pas volontiers renoncé à cette postérité dorée pour un terne anonymat ?