J'étais avachi sur le siège de mon tracteur et je regardais un documentaire interactif sur les labours d'Automne dans la France profonde. Ou l'inverse, je ne sais plus. Impressionnantes, ces nouvelles techniques 3D, on s'y croirait ! L'odeur du gas-oil, les vibrations du gros diésel soviétique, les flash-backs au bout de chaque raie de charrue... Putain, même les hirondelles qui profitaient du remue-ménage que je causais au biotope pour se gaver de moucherons. Tout y était, de la belle ouvrage, comme dans la vraie vie. Il ne manquait que des cubes de lard enveloppés dans des papiers-chocolat multicolores et un grand verre de lait de mâle kangourou (Pascal n'est pas là, j'emprunte son créneau sans façons) pour que mon bonheur soit complet. D'un autre côté, je ne prends jamais l'apéro tout en conduisant le tracteur.

On était peut-être vraiment dans la vraie vie, finalement ?

Une famille de sangliers traversa le champ juste sous mon nez. Subjugué, je mis au point mort (pour mettre en pause la Playstation, appuyer sur "Start", je sais c'est débile, et pour éteindre votre PC, aller dans le menu "démarrer"). Ça galopait ferme, comme si leur vie en dépendait. Leur vie en dépendait : je venais de voir une voiture de chasseurs se garer un peu plus loin, peu auparavant. La mère obliqua sur la gauche, suivie de ses 7 petits, déjà bien grandelets. Ils ne portaient pas la "livrée", cette fourrure rayée que les marcassins perdent avant la fin de leur première année. De toute façon, ça ne voulait rien dire, ceux-là étaient des croisés, des hybrides, des "cochongliers" ou des "sanglochons" : une laie sanglier pure ne fait pas plus de 3 ou 4 petits. Et les marcassins croisés n'ont pas de rayures. Et ne portent pas non plus de mocassins de marque, ce qui aurait pu expliquer leur nom, mais il va nous falloir chercher l'étymologie autre part. Les 3 accompagnants bifurquèrent vers la droite, dans un petit bois, pour semer les chiens, mais le 3 ième fila encore dans une autre direction. Les accompagnants sont des adultes, mâles ou femelles, qui s'intègrent à une harde par peur de la solitude. Une sœur de la mère qui n'a pas été prise cette année, un jeune mâle de l'année dernière, le père, des fois, s'il promet d'être sage et de ne pas emmerder les femelles... La stratégie du groupe semble être de ne pas mettre tous leurs gênes dans le même piège. Chacun pour soi, et les survivants se retrouvent où vous savez.

Les chasseurs arrivent dans le bosquet, sur les traces de leurs klébards. Un coup de feu claque. Je rentre instinctivement la tête dans les épaules. L'histoire des Panou-panous me revient en mémoire. C'est marrant, à cet instant précis, elle ne me fait plus rire du tout. Les mecs exultent, ou insultent leurs chiens, ou les exhortent, je comprends pas trop leurs beuglements approximatifs. Un jeune déboule du couvert à toute allure, l'air de vouloir battre son propre record de 100 m départ élancé. Il a dû voir son pôte s'avaler une bastos, mais n'est pas du tout, mais alors pas du tout jaloux de ne pas avoir été associé à la distribution de friandises. Il tricote des jambons et trace aussi vite qu'il peut vers un abri de chênes kermès un peu plus loin. Les chasseurs ne l'ont certainement pas vu, mais le problème, c'est les chiens. C'est pas des chiens de coussin à leur mémère ! Ils ont l'aboiement caractéristique des chiens à sangliers sélectionnés pour leur courage. Ils sont pas prêts de leur lâcher la grappe. Et tel chien, tel maître. Je les ai reconnus : ce sont mes voisins viandards, ils ne lâchent le morceau que tué, mariné, cuisiné, digéré !

Je les vois se consulter près de la bagnole quand tout à coup, ils appellent les klebs et se mettent à courir. Ils ont dû en repérer un qui s'enfuyait. Le fusil pète un bon coup, l'odeur devait être meurtrière car ils remontent en se transbahutant à deux un cadavre. J'ai fini de disquer mon morceau et en partant, je passe près d'eux :

- Alors, ça fait boum ?

- On en a fait deux, l'autre on l'a blessé, il est quelque part dans la baragne...

- Ça tombe impec : on est trois, ça nous en fera un chacun ?

Ils se détournent, l'air sombre, et foncent dans les ronces. 'tain, ceux-là, pour leur arracher un sourire, il faut le leur sculpter au rasoir ? Je sens que je gène, je ne m'attarde pas...

Le soir à table, mon fils aîné nous raconte qu'il a vu un sanglier mort dans un fossé au bord de la route.

- Quoi ? Où ça ? C'était pas dans le virage de Fenière ?

- Ben ouais... Pourquoi ?

- Je sais lequel c'était ! C'est celui que les autres nuls des Grandes Bories ils ont blessé ! Qu'est-ce que t'as fait ?

- Ben j'ai fait demi-tour au prochain rond-point et quand je suis arrivé, y avait des mecs en fourgon avec les warnings, qui le chargeaient, le sanglier.

- Mais t'es vraiment le roi des mous ! Tu vois un sanglier mort, tu piles, tu le charges, tu me l'amènes, on le dépèce, et on le met au congèle, bordel ! Me refais pas 2 fois ce coup là, hein q:^) ?

- Enfin, c'est toujours les 2 autres charognards qui l'auront pas eu...