Un étrange malaise, voilà ce qu'elle éprouvait depuis son réveil, quelques minutes plus tôt. Une sensation diffuse, furtive, indicible, qu'elle n'aurait su définir. Quelque chose qui lui glissait entre les doigts et l'envahissait sournoisement en même temps.

Vêtue d'un peignoir, les cheveux en bataille, fixant son reflet dans le miroir de la salle de bain, elle passa un doigt sur la ride, encore discrète mais néanmoins bien présente, qui lui barrait le front, comme pour s'assurer de sa réalité. La ride ? Non, les rides : d'autres sillons se creusaient peu à peu, dans son cou, à la commissure de ses lèvres, entre ses sourcils.

Ses doigts cheminèrent plus avant jusqu'à la racine de ses cheveux, où la grisaille ressurgissait. Il lui faudrait bientôt faire un shampooing colorant pour rhabiller sa chevelure d'une jeunesse factice.

Ses doigts redescendirent ensuite le long de sa tempe, suivirent le contour de sa joue et en mesurèrent l'affaissement. Puis se firent ballants au bout d'une main qui s'affaissa pour ne plus continuer à mesurer les ravages du temps.

Les yeux noyés dans son image fanée, il lui semblait qu'elle frappait aux portes d'un mauvais rêve dont elle n'arrivait pas à s'extraire. Quarante-sept ans, déjà.

Elle frémit : oui, quarante-sept ans, mais le premier chiffre qui lui était venu spontanément en tête était dix-sept. Dans sa tête, au plus profond de ses cellules, elle avait toujours dix-sept ans. L'âge des possibles, l'âge des "pourquoi pas ?", l'âge de sa vie, à jamais.

Et pourtant, elle avait glissé sans s'en rendre compte de l'âge des possibles à celui des impossibles, elle avait laissé des milliers de chemins en route pour ne plus quitter celui, boueux et monotone, qu'elle suivait sans gaîté et sans émoi depuis des années, celui des amours éteintes, du divorce, d'un travail usant et ennuyeux au possible, un chemin où chaque jour semblait photocopié sur la veille et passait sans laisser la moindre trace.

Pour remettre des couleurs à ses yeux, il lui fallait parcourir à rebours dans sa mémoire ce triste chemin, jusqu'à retrouver ses dix-sept ans. Autant les trente années qui venaient de s'écouler lui paraissaient inodores et inconsistantes, autant ses vieux souvenirs semblaient pétris d'éternité. Le temps lui était alors une notion étrangère : il n'existait pas et s'étendait à l'infini à la fois, modelant chaque souvenir de cette époque dans la lave brûlante de ses émotions.

Des émotions qui sourdaient de nouveau à la surface de sa mémoire. Les copines, les premiers flirts, les sorties, le bahut... Le jour où la prof d'histoire l'avait virée du cours parce qu'elle avait un fou rire qu'elle n'arrivait pas à maîtriser (depuis combien de temps n'avait-elle plus ri ?). Et celui où elle avait joué le rôle de Roxane avec ses amis du cours de théâtre (devenir actrice, un autre rêve évanoui). Et la fois où, pour faire rire les copines, elle s'était foutu de la gueule d'un vieux poivrot dans la rue...

L'étrange sensation de malaise se réveilla. Mais pourquoi revoyait-elle avec autant d'acuité la face rubiconde et parcheminée de ce type courbé, usé, titubant ? Elle se souvenait : après qu'il fut passé devant le groupe d'adolescentes, elle avait fait quelques pas dans son sillage, courbant le dos et imitant sa démarche hésitante, en pouffant intérieurement.

Etait-ce l'éclat de rire des copines ? Ou l'homme avait-il un sixième sens ? Toujours est-il qu'il s'était soudain retourné avec une vivacité dont elle ne l'aurait pas cru capable et l'avait surprise dans son numéro d'imitation.

"Petite idiote, tu trouves donc ça amusant de se moquer ainsi des gens ?"

La moindre des intonations de sa voix résonnait encore dans son cerveau, si longtemps après, comme si le vieux poivrot avait été là, dans la salle de bain. Et malgré son ton menaçant, elle avait joué la bravache, le traitant de "vieux croûton" pour ne pas perdre la face devant ses copines.

L'homme s'était empourpré.

"Que sais-tu de mon âge ? Que sais-tu de l'existence ? C'est facile de rire ainsi alors que la vie n'a pas encore eu le temps de te flanquer des claques dans la gueule. Mais rassure-toi, ton tour va venir, et plus vite que tu ne le crois. On en reparlera dans trente ans, tiens. Tu ne vas même pas les voir passer et tu te retrouveras avec les débris de tes rêves entre les mains. A demain."

Il avait ponctué ses paroles menaçantes d'un point final, sous la forme d'un énorme crachat écoeurant sur le trottoir, avant de reprendre sa marche titubante et de s'éloigner. Elle avait été ébranlée par cette diatribe inattendue et plus encore, elle s'en souvenait parfaitement, par ce "à demain" plutôt effrayant.

Mais, malgré ses craintes, l'homme n'avait jamais réapparu dans sa vie, pas plus le lendemain que les autres jours.

Et les années avaient passé depuis, à voir se défaire les fils de ses joies adolescentes pour n'en plus rien garder.

Pourquoi se rappelait-elle donc de cet événement sans importance des décennies plus tard, et avec autant de force ? Comme si cela s'était passé la veille ? La veille... Elle sourit amèrement : le vieux poivrot avait raison, elle n'avait pas vu passer les années, cela lui semblait hier alors que cela faisait... Voyons, c'était l'année où elle passait le bac de français... Cela faisait donc bien trente ans tout rond. Et il faisait beau, ses copines et elles traînaient dans la rue, c'étaient les dernières semaines avant l'examen... Ce devait donc être en mai, à peu près vers la même époque qu'aujourd'hui... Ah, tiens ? Cela semblait donc faire trente ans quasiment jour pour jour...

Une sensation nauséeuse l'envahit alors : le malaise reprenait vigueur, elle sentait qu'elle touchait presque au mystère qui lui échappait depuis son réveil. Hier... Trente ans... Le vieux poivrot...

Et d'un seul coup, tout lui revint. Elle savait. Son rêve de la nuit lui revenait subitement en mémoire : le vieux poivrot lui était apparu dans son sommeil, la face toujours aussi rubiconde et ravagée, un rictus au coin des lèvres.

"Tu vois ? Me revoilà ! Hier, tu avais dix-sept ans et maintenant, tu en as quarante-sept. Et tu n'as plus rien à quoi te raccrocher. Alors, toujours envie de rire ?"

Oui, c'était bien cela qui tourmentait son subconscient depuis l'aube.

Elle fut prise d'un vertige qui l'obligea à s'asseoir à même le sol, tremblante de toutes ses terminaisons nerveuses, taraudée par une question qui ne cesserait plus de la hanter jusqu'à sa mort.

Avait-elle réellement vécu les trente années qui venaient de s'écouler ?

Ou bien le vieux poivrot, par quelque sorcellerie de son secret, l'avait-il projeté dans le futur en implantant dans son cerveau trois décennies de souvenirs factices emplis de lassitude ?

Elle ne le saurait jamais. Une vie irrésolue.