Tsssi, tsssi, tsssi,... Sous le soleil, les cigales entamèrent leur chant lancinant. L'Ubaye coulait, paisible en ce matin de Juin. La journée sera encore bien chaude, songea Pierre en entrant dans l'eau.

Ses cuissardes le protégeaient car, malgré la chaleur, l'eau était toujours fraîche, et au bout d'un moment franchement glacée, surtout quand il restait des heures les pieds et jambes dans la rivière à taquiner la truite.

Enfoncé sur ses cheveux noirs, un "bob", kaki autrefois mais bien pâli par le soleil, et, épinglées tout autour, SES mouches, fabrication "maison" : soies de sanglier, plumes soigneusement choisies, crins, et autres ingrédients tenus jalousement secrets !

Il avait déjà changé deux fois de mouche. D'un geste souple du poignet, Pierre envoyait l'appât juste sous les racines d'un arbre mort bordant la rive. Elle aurait dû se trouver là, "sa Princesse", comme il se plaisait à l'appeler, une jolie truite dans les trente-cinq centimètres, avait-il estimé.

Deux jours auparavant, il avait failli la choper. Il faut croire que l'hameçon n'avait pas fait son office : surprise, elle s'était laissée remonter en partie puis, quand à moitié sortie de l'eau elle s'était rendue compte de ce qui se passait, un vigoureux coup de queue et la belle argentée avait replongée.

Si elle n'avait pas été blessée, Pierre avait toutes ses chances. Par contre, si l'hameçon avait écorché sa bouche, ce serait peine perdue : on ne les trompait pas deux fois, ces animaux-là !

Alors qu'il remplaçait son leurre pour la troisième fois, il vit, à quelques mètres de la grosse souche, émerger une tête de femme. L'eau ruisselait de sa chevelure blond platine, un large sourire malicieux lui éclairait le visage. Elle sortit les bras de l'eau, puis les éleva au-dessus de sa tête.

Stupéfait Pierre constata qu'elle était nue, mais, ce qui le stupéfia davantage, ce fut de constater qu'elle brandissait "sa" Princesse encore frétillante. C'est ça que vous essayiez d'attraper ? lui dit-elle avec un petit accent dans la voix.

Curieux, je ne l'ai pas vu arriver, trop occupé par mon lancer, songea-t-il.

Elle s'avança, portant toujours la truite. Elle ondulait gracieusement du bassin, prenant son temps, tâtant chaque pierre du bout du pied, cherchant des appuis sûrs pour ne pas glisser. Petit à petit, Pierre la vit émerger de l'eau. Quand celle-ci lui arriva aux cuisses, il vit qu'elle était complètement nue !

Un peu gêné, il détourna la tête. Cela la fit sourire. Elle s'avança encore, se plaça face à lui, s'inclina respectueusement : voici pour vous, mon Seigneur, et elle partit d'un grand rire.

Pierre lui enleva le poisson des mains, c'était vraiment une belle prise, une truite "fario", elles devenaient rares, surtout les pièces de cet acabit. Comment avez-vous fait ? La belle sirène nullement gênée par sa tenue (en l'occurrence surtout son manque de tenue !), lui répondit avec un petit sourire : laissez-moi sortir, l'eau n'est pas très chaude...

Comment j'ai fait ? lui répondit-elle après être sortie de l'eau et s'être assise sur un gros rocher, je l'ai aperçue, je me suis penchée, puis je l'ai attrapée, avec les petites mains que voilà lui dit-elle en les agitant devant le nez de Pierre.

Il lui sourit à son tour, puis s'installa à son côté tout en regardant loin devant lui, visiblement troublé par la jeune femme, pas timide notre pêcheur, mais la situation le dépassait un peu.

Je m'appelle Nora, articula la jolie sirène avec son drôle d'accent. Pie... Pierre, balbutia-t-il, je voudrais vous remercier, quoique ça me gêne un peu, j'aurais aimé la sortir moi-même de l'eau "ma Princesse".

Votre "Princesse" ? Pierre lui expliqua sa précédente mésaventure, ce qui la fit rire. J'ai faim, déclara-t-elle tout de go, je casserais bien une petite croûte ! C'est bien comme ça que vous dîtes ? Oui, bravo, mais vous êtes de quelle origine ? Oh ! je suis originaire de l'ex-Yougoslavie, un petit village des Karpathes, je suis une vraie montagnarde.

Alors Pierre déballa de son sac à dos une belle boule de pain, du saucisson sec de campagne, amoureusement préparé par un paysan de la région qui tuait encore le cochon, du jambon de pays de la même provenance, et, pour arroser le tout, il sortit de l'eau, calée entre deux gros cailloux, une bouteille de Tavel "Seigneur de Vaucrose".

Le soleil avait complètement séché la peau de la jeune femme, Pierre en admirait le grain joliment satiné, je vous plaîs lui lâcha-t-elle en le regardant droit dans les yeux ? Euh... Ben... Pierre bredouilla quelque chose d'incompréhensible, tandis qu'une jolie couleur pourpre colorait ses joues. Nora lui sourit, puis lui passa le bras autour du cou, elle se pencha vers lui, ses lèvres se posèrent sur les siennes, tous les campaniles de Provence tintèrent dans la tête de Pierre.

Le lendemain quand on retrouva notre pêcheur, il était très pâle, exsangue, près de lui desséchée, couverte de mouches vertes, la truite gisait, recroquevillée, la queue touchant presque la tête, l'ardeur du soleil sans doute.

Le cadavre de Pierre fut conduit à la morgue pour y subir l'autopsie d'usage en pareil cas. Le légiste dans son rapport conclut à une mort par exsanguination.

Mais enfin, qui, au vingt-et-unième siècle, croyait encore aux vampires ?