- Allo, Onésime ?
- Oui ?
- C'est moi, Rigobert ! Je t'appelle juste pour te remercier, tout s'est parfaitement passé. Marie-Fulgence et toi m'avez permis de faire de sacrées économies. Tu la remercieras d'ailleurs de ma part : sa gerbe de fleurs était parfaite, un vrai travail de professionnel !
- Bin, elle a quand même bossé quatre ans chez un fleuriste, elle a des restes ! Et puis tu peux aussi remercier notre municipalité : on a razzié deux ou trois massifs sur les ronds-points du coin pour faire ta couronne. Par contre, tu n'oublieras pas de me rapporter la plaque de marbre de ma mère, hein ? Parce que moi, j'y tenais à ma maman !
- Ne t'affole pas, je repasse au cimetière ce soir avant la fermeture pour la récupérer et je te la rapporte demain sans faute. En tout cas, merci encore, ça m'a permis de faire de sacrées économies, ça m'aurait fait mal aux seins de claquer des fortunes pour enterrer cette vieille harpie ! Déjà que le cercueil m'a coûté bonbon !
- Ah, ça, c'est sûr que c'est dur d'en bricoler un avec des matériaux de récupération sans que ça se remarque un peu !
- Oui, et c'est bien dommage... Mais il fallait quand même faire bonne figure devant la famille. Bon, sur ce, je te quitte, faudra qu'on bouffe ensemble un de ces quatre.
- Pas de problème, vieux ! Bye !
- Tchô !


La nuit tombait vite en cette fin d'octobre et une froide obscurité avait déjà envahi les rues quand Rigobert partit pour le cimetière. Il souriait intérieurement en pensant aux cousins, oncles et tantes qui avaient été émus par cette belle plaque de marbre sur laquelle était gravé "A ma Maman adorée" à côté d'une rose de faïence, cette plaque qui deux jours plus tôt trônait sur la tombe de la mère d'Onésime, enterrée depuis plusieurs mois à une dizaine de kilomètres de là.

Dans le froid silence du cimetière, le crissement du gravier sous les semelles de Rigobert paraissait assourdissant.

Arrivé devant la tombe de sa mère, alors qu'il tendait le bras pour récupérer la plaque de marbre, il arrêta brusquement son geste. Une légère luminescence bleutée semblait se dégager du marbre.

"Ça alors, un feu follet, se dit Rigobert, c'est la première fois que j'en vois un !"

Il avait, comme beaucoup, entendu parler de ce prétendu phénomène, peut-être attribuable au dégagement de composés phosphorés des corps en décomposition. Sans se laisser impressionner pour autant, il essaya d'analyser la chose d'un oeil froid et approcha un doigt de la source lumineuse, sans ressentir la moindre sensation de chaleur.

Il se pencha ensuite pour essayer de humer une éventuelle odeur. Il renifla. Pas d'odeur.

"Zut, où est-ce que c'est passé ?"

La faible lueur avait disparu. Rigobert en conclut que les feux follets étaient un phénomène extrêmement fugace et fut d'autant plus satisfait d'avoir eu la chance d'en apercevoir un. Il referma son sac sur la plaque funéraire et ressortit tranquillement du cimetière.


C'est sur le chemin du retour que Rigobert commença à ressentir les premières atteintes du mal : des picotements dans les sinus, un léger voile devant les yeux, comme une lourdeur dans la tête.

"Il ne manquerait plus que j'attrape la fièvre, tiens ! Quel foutu temps !"

Et il pressa le pas, désireux de vite rentrer chez lui.


Une fois la porte refermée derrière lui, Rigobert eut un petit soupir d'aise : son bazar était là, chaussettes et caleçons sales répartis à même le sol selon une logique parfaitement aléatoire, dix jours de vaisselle sale dans l'évier et une couche de poussière par dessus qui tendait à uniformiser progressivement le tout. Et surtout la certitude de ne plus voir sa mère débarquer à l'improviste et s'écrier :

"Ma qués qué c'é quo cé bourdel ?"

Rigobert sursauta. Ses souvenirs étaient si prégnants qu'il aurait presque juré avoir entendu la voix de sa mère prononcer sa phrase favorite avec son indécrottable accent italo-portugais. Il en frissonna. Fallait-il qu'il soit traumatisé par sa mère pour avoir de telles illusions auditives !

"Tou n'a encoré pas faite lo ménagé ! Tou es vraiment oun fainéanté incapabilé, Riri ! Tou ressemblé à toun pauvré père !"

Cette fois, Rigobert fit un véritable bond : il était certain d'entendre la voix de sa mère avec discernement. Ses poils entrèrent aussitôt en érection. Avait-il bu trop de champagne ? Ou était-ce la fatigue ? Ou bien...

- M... Maman ?
- Ouich, quéssé qu'il y a ?
- M.. m.. mais... où... où es-tu ?
- Eh bin ici, où vé-tou qué yé soich ?
- Mais... enfin... mais... heu... tu es... morte, non ?
- Ouich, yé croyé bien l'être, et crois-moich, yé bien gagné ma parté dé paradich ! Tou à l'horé, yé mêmé senti qué ça y était, qué yé mountait vers lou ciélé dans oun grandé loumièré. Yé voyais mêmé la porta dou paradich, oun grandé trou brillanté comme yé n'avais yamais vou, et yé m'élevais vers cé trou ! Et pouis...
- Et... et puis ?
- Et pouis y'a oune grosse nariné noire qui est apparoue au-déssous dé moi et qui m'a aspirée ! Et c'est ta nariné, abrouti ! Fils indigné ! Hounte de ma vie !

Rigobert frissonna comme jamais. Le feu follet ! Qui avait disparu juste après qu'il eût essayé de le humer ! Tout se mettait brutalement en place dans sa tête, même s'il avait encore du mal à y croire : il avait sniffé l'âme de sa mère !

- Bon, pouisque yé souis encoré là, yé vé mé rendre outilé !

Rigobert, encore abasourdi, sentit ses jambes se mettre en branle à son corps défendant, le diriger vers la cuisine, il vit ses bras se tendre, ses mains s'emparer du balai et commencer à s'activer pour redonner un aspect plus reluisant au sol crasseux.

- Mais... mais... mais...
- Tou es vraiment oun parrésseuss. Heureusément qué yé souis là pour t'aider, mais yé hounte de toi ! Qués qué yé vais fairé dé toi ? T'es oun bon à rien !

Rigobert, horrifié, se concentra, essaya de forcer son corps à lui obéir. Il y parvenait difficilement, mais il sentait une force opposée qui résistait à sa tentative de prise de contrôle. Pas de doute : ils étaient deux aux commandes, deux dans sa tête ! Son corps se mis à tanguer, agité de gestes désordonnés, comme pris de convulsions. A tanguer tellement qu'il chut brutalement sur le linoléum.

- Ouille !
- Ouillé !
- Maman ! Veux-tu bien me laisser faire ? C'est MON corps !
- Mé cé lé mien oussi mainténant ! Tou n'avais qu'à pas me rénifler, et pouis tou as oun poil dans la mano ! Laissé-moi, yé vé mettré dé l'ourdre !

Ce serait peu de dire que la soirée fut agitée. Rigobert découvrait peu à peu l'étendue du désastre : il croyait être à jamais débarrassé de sa mère, et voilà qu'il partageait désormais son corps avec elle, avec une répartition des rôles encore floue et matière à des luttes de pouvoir redoutables. Exténué, il finit par décider, d'un commun accord avec sa mère, d'aller se coucher, non sans que celle-ci lui ait imposé de se laver les dents auparavant. Il s'endormit d'épuisement, en proie à une indicible horreur.


Quand il émergea du sommeil, Rigobert eut du mal à accommoder sa vision. Il devait rêver encore, puisqu'il était debout en train de passer la serpillière dans le hall de l'agence bancaire où il travaillait. Mais ce rêve avait l'air bougrement précis et, sa conscience s'affinant, il s'aperçut tout à coup qu'il n'était pas du tout au pays des songes : il se trouvait bien à la banque, en costard-cravate, en train de jouer au technicien de surface ! Et les souvenirs de la veille lui revinrent soudain, qui lui firent un noeud dans les tripes.

- M... mais... Mamaaaaan ! Qu'est-ce que tu es encore en train de me faire faire ?
- Mé yé nettoie, tiens, quellé questioné ! Régardé-moi cé sol, oune horreur ! Il y a dou laissez-aller dans cétté banqué, pas étonnant qu'ils aient choisi oun souilloné commé toi comme employé !
- Mamaaaaaan ! Ce n'est pas mon boulot de nettoyer le carrelage, je suis employé au guichet ! Et... et puis, quelle heure est-il, punaise ? Sept heures et demi ? Mais tu m'as fait venir ici avec deux heures d'avance !
- L'avénir appartient à ceuss qui sé lévé tôt ! Yé té lé toujours dit, ma tou es oun fainéanté, comme ton père !
- Mamaaaaan, arrête-moi ça tout de suite ! Je vais être en nage ! Bonjour les odeurs d'aisselle pour accueillir les clients ! Et puis, encore une fois, ce n'est pas mon boulot !

Comme la veille, une nouvelle bataille pour le contrôle du corps de Rigobert éclata, qui lui fit décrire une nouvelle pantomime désarticulée, les bras battaient en tout sens, les traits s'agitaient de tics nerveux, les gestes semblaient épileptiques.

- Mamaaaaan, arrête !
- Ma laissé-moi, yé ne fait qué nettoyer oun po !

C'est à ce moment qu'une voix résonna dans le hall de l'agence.

- Legrouillu ? Mais qu'est-ce que vous faites ici à cette heure-ci ?

Rigobert, toujours animé de gestes désordonnés (car sa mère refusait de lâcher le balai-brosse), vit alors avec horreur Aimery d'Enquiracle, le directeur adjoint de l'agence qui, comme souvent, en bon carriériste qu'il était, était venu de fort bonne heure pour faire du zèle.

Hélas pour lui, Rigobert n'avait aucune contenance, d'autant que sa mère avait profité de sa stupeur pour se réapproprier plus largement le contrôle de son corps. Il continuait donc à astiquer frénétiquement le carrelage, la tête tournée à angle droit sur son buste, un oeil complètement révulsé et l'autre oscillant sans cesse de droite à gauche, tanguant sur ses jambes, un pas à gauche, un pas à droite. Il voulut se justifier comme il le pouvait auprès de son supérieur hiérarchique.

- M... Monsieur d'Enquiracle ? Heu, bonjour, je... je suis juste venu un peu plus tôt pour nettoyer le sol de l'agence, histoire de donner la meilleure image possible de notre banque...
- Ah ?...... C'est bien, c'est bien... mais... heu... vous n'avez pas l'air au mieux de votre forme, non ?

Il faut dire que sa mère s'obstinait à continuer son activité ménagère pendant que Rigobert, mentalement, lui résistait : pour le coup, ses gestes sans coordination semblaient ceux d'un malade atteint d'une crise de démence avancée.

- Heu... je suis juste un peu surmené, il faut dire qué yé suois morté il y a quatro jours et qu'on m'a enterrée hier. Arrrh, mais non, arrête Maman, je disais que j'ai beaucoup travaillé et... oui, yé beaucoup travaillé touté ma vie, bien plous qué mon fainéanté dé fils, mêmé que yé mé démande pourquoi vous l'avez embauchéch ! Mamaaaaaan, arrête !

Aimery d'Enquiracle fit un léger pas en arrière. Cette fois, il en était sûr, il avait affaire à un fou furieux. Surtout ne pas le contrarier, lui parler posément, gentiment.

- Heu... c'est... très très gentil de votre part de vous occuper ainsi de l'agence. Heu... pour la peine, je pense que vous mériteriez bien de ne pas travailler aujourd'hui et de rentrer chez vous vous reposer après tous ces efforts. Ne... ne vous inquiétez pas, je m'occupe de tout pour assurer le service au guichet à votre place.
- Heu... merci, Monsieur le Directeur, je suis en effet un peu fatig... qué fatigué ? Mais yé né souis pas fatiguée, moi ! Mêmé morté, yé plous d'énergie qué mon paresseux dé fils ! Yé vé... non, arrête, Maman, c'est moi qui parle ! Je rentre chez moi, Monsieur le Directeur, merci encore ! Oui, pourquoi pas, yé encore dou ménagé à faire chez mon incapabilé dé fils !

Les deux cerveaux qui l'habitaient étant à peu près d'accord sur la direction à suivre, le corps de Rigobert, toujours armé de son balai-brosse, sortit en tanguant de l'agence et prit le chemin de son domicile.

Aimery d'Enquiracle soupira de soulagement : il avait eu une frousse bleue. Il y avait décidément bien des fous en liberté ! Ces gestes incontrôlés, ces propos incohérents, cet accent étrange qui allait et venait dans sa voix ! Plus de ça dans son agence : il ferait au plus vite le nécessaire pour que Rigobert Legrouillu soit mis en indisponibilité. Et même mis à la porte, il trouverait bien le moyen de monter un dossier contre lui !


Plusieurs jours s'écoulèrent durant lesquels un certain modus vivendi finit par être atteint : sa mère étant plus du matin que du soir, Rigobert décala son propre rythme vers des heures de plus en plus nocturnes. Il dormait de cinq ou six heures du matin jusqu'au beau milieu de l'après-midi, alors que l'esprit de sa mère s'assoupissait généralement vers dix heures du soir. Ainsi, les heures de cohabitation étaient de plus en plus réduites et Rigobert disposait de plusieurs heures de contrôle de son corps durant la nuit, au cours desquelles il essayait de se griser de plaisir pour oublier son étrange condition, allant de bar en boîte de nuit et de boite de nuit en bar. Quant aux heures où son corps était entièrement livré à l'esprit de sa mère, il s'en moquait désormais : il avait été viré de la banque et elle ne pourrait plus faire de dégât de ce côté-là. Tout juste regrettait-il de retrouver son corps un peu courbaturé lorsqu'il reprenait conscience, sa mère restant obstinément une forcenée du ménage.

Bien sûr, il y eut quelques accrocs, comme cette nuit où il avait ramené une conquête nocturne dans son lit : grisé d'alcool et de fatigue, ils avaient finis par s'endormir dans les bras l'un de l'autre. La jeune et jolie conquête eut la surprise d'être réveillée en sursaut sur les coups de six heures du matin par son bel amant qui hurlait :

- Ma qués qué cé qué cette moroue ? Quelle voulgarité ! Ma porqué mon incapabilé dé fils il ne ramèné qué des poutains moches ? C'é oune femme qui sait ténir oune maisonné qu'il faut à mon Riri, pas oune fillé dé mauvaise vie !

Autant dire que la fille en question fila sans demander son reste et sans avoir vraiment compris ce qu'il lui arrivait. "Encore un taré, et un sévère !", avait-elle juste dû se dire.

Quant à Rigobert, il n'émergea du brouillard du sommeil qu'en milieu d'après-midi, alors que son corps, aux ordres de sa mère, récurait des casseroles dans l'évier de la cuisine.


Une dizaine de jours plus tard, il sortit de son sommeil à peu près de la même façon. L'esprit de sa mère sentit celui de son fils revenir à la surface.

- Ah, c'est à cetté hora qué tou té réveillé, tou as encore fait la fêté toute la nuich, yé souis soûre ! Ma qués qué yé fait pour mériter oun fils pareillé !
- Maman ! Ecoute, on est à deux dans MON corps, je t'héberge gracieusement, alors fais-moi le plaisir de ma laisser vivre ma vie aux heures où je peux en disposer librement, hein !
- Bougre de nom de nom d'un petit cheval de bois vert ! Est-ce une façon de parler à sa mère, mon gaillard ?

Rigobert se raidit. Enfin, plus précisément, se raidit à moitié, car sa mère n'avait pas eu l'air surprise par cette voix martiale qui avait résonné.

- Mais... Mais... qui est là ?
- Colonel Jean-Rémi Hunecouche, ex-serviteur, à la retraite, de la Nation ! Et toi, mon gaillard, je suis sûr que t'es un bougre de couille molle de planqué qui n'a jamais porté l'uniforme, hein ?
- Mais... mais... qu'est-ce que...
- Ah oui, Riri, yé né t'est pas dit : yé vou hieré matin dans lé journal qué moun vieillé ami lé Colounel Hounecouche, il était morté et il allait être enterré. Aloré, cé matin, à l'aube, yé souis allé au cimétièré et yé fais commé tou m'a fait : yé lé aspiré avec la nariné pendant qu'il s'évaporait vers lé cielé ! Yé pensait qué ça loui ferait plaisir qu'on sé revoit, et pouis yé mé sentirait moins seulé : avec ta vie dé patachoné, yé mé sent bien abandounnéé dans la yournée ! Lé Colounel mé tiendra coumpagnie !
- Affirmatif, chère amie ! Et je sens qu'à nous deux, nous allons régir ce corps et cette maison de façon plus rigoureuse ! Il y a du laissez-aller, apparemment !

Rigobert aurait reçu un coup de masse sur le crâne qu'il n'en eût pas été plus assommé. En une fraction de seconde, il entrevit ce qu'allait devenir sa vie : une collocation étouffante, deux esprits (et quels esprits : ceux de sa mère et d'un colonel à la retraite !) enfermés avec le sien dans le même corps ! Et pourquoi pas plus à terme ? Imaginez que sa mère ait l'idée d'inviter une à une ses vieilles amies au fur et à mesure qu'elles passeraient de vie à trépas !

A cette évocation, Rigobert agit instinctivement, en un éclair, sans même réfléchir, ce qui ne laissa pas à sa mère et au colonel le loisir de réagir : il s'empara du grand couteau à rôti au fond du bac à vaisselle et se le planta sans hésiter dans la gorge.


On ne retrouva le corps sans vie de Rigobert Legrouillu que le lendemain. Après de longues tergiversations, l'inspecteur de police finit par clore le dossier : simple suicide, conclut-il, sûrement consécutif à la mort de sa mère quelque temps plus tôt qui, apparemment, l'avait beaucoup affecté selon les témoins de l'enterrement.

Rigobert fut inhumé trois jours plus tard. La famille dut venir une nouvelle fois de l'autre bout de la France.

A la nuit tombée, trois petites lueurs fragiles s'élevèrent doucement au-dessus de la tombe. Mais, cette fois-ci, aucune narine ne se dressa sur leur chemin pour les aspirer dans une prison organique.

Et s'il avait existé quelque moyen de communiquer avec ces graciles fumeroles, sûrement aurait-on pu entendre l'une d'entre elles murmurer : "pourvu, pourvu, pourvu qu'il y ait des chambres individuelles, là-haut" !