Un autre Mau... Maurice !

Non, Fred, ça suffit, regarde dans quel état qu't'es ! Tu tiens plus d'bout, si on t'ramasse dans c't'état-là, c'est moi qui vais trinquer, enfin, si j'ose dire.

Maurice sourit, content de son bon mot, involontaire toutefois.

Allez, Mau... Maurice, rien qu'un p'tit, pour la route !

Maurice passe la main sous le zinc, puis en sort une bouteille de gros rouge, un p'tit bleu, juste bon à déboucher les cagouinsses, il faut avoir tué père et mère pour avaler une daube pareille ! Mais, en ces temps de restrictions, tout fait gosier.

Ah ! J'te jure, balbutie Fred, y'en a marre des doryphores, vivement que les vert-de-gris se cassent, font chier les frisés !

Ferme ta gueule, tu veux nous faire enchrister ? Les murs ont des oreilles.

Et pis tiens, Maurice, tu maries ta fille dans une dizaine de jours ? Et ben, c'est quoi t'est-ce que tu vas leur filer à grailler à tes invités, hein ? Des clopinettes ou des to... topinambours, c'est tout !

Le rade de Maurice, porte encore sur le haut de la devanture l'inscription : "Chez Maurice et Lucette".

Avec Lucette, ils avaient acheté ce bistrot en 1934. Ils s'étaient connus une vingtaine d'années plus tôt, lui bossait dans une charcuterie industrielle à Aubervilliers, elle dactylo dans la même boîte. En 1914, Maurice mobilisé, la fleur au fusil... La grande guerre.

La grande guerre, il était au "chemin des Dames"... Boches, on ne passe pas, c'était leur devise !

Tu parles, 180 000 morts ! Une poignée seulement était revenue, Maurice en était, il avait eu de la chance...

De la chance ? Deux doigts arrachés par un schrapnel, un éclat près d'une lombaire, inopérable, avaient déclarés les toubibs, c'est cet éclat qui lui avait permis de ne pas être déclaré "mutilé volontaire" ! Mutilé volontaire, bande de salauds, combien avaient été fusillés, pour l'exemple ! Et puis, et puis ces nuits sans sommeil, les obus qui lui pètent encore dans la tête.

Le gentil mariage en 1919, la dactylo et le charcutier, une petite Marie, née en 1921.

Enfin, l'incroyable chance : la toute nouvelle "Loterie Nationale", Monsieur Bonhour, l'heureux premier gagnant, en 1933, un coiffeur, alors pourquoi pas nous ?

Quelques mois plus tard, eux, Maurice et Lucette, pas le gros lot, non, mais tout de même : 150 000 Francs, en 1934 une grosse somme, de quoi dire adieu à l'usine.

Ce petit rade à Bobigny, entre usines et voie ferrée, le bonheur, la chance... Enfin.

Et puis Lucette est morte, bouffée par le crabe, Maurice seul, avec sa petite Marie, rebelote la guerre, plus jamais ça ! La der des ders ! MON CUL OUI !

Fred parti, Maurice à l'aide d'une longue perche, armée d'un crochet métallique, tire le lourd rideau en tôle ondulée, le couinement réveillerait un mort, puis le perco éteint, il y a bien longtemps que la vieille marmite n'a pas vu de "vrai café" ! Il monte au premier, pousse la porte de la chambre désormais vide, Marie dort dans la pièce à coté, il se déshabille et se couche.

Lucette est là, ne le quitte pas, les obus non plus, ça en fait du monde, dans sa tête. S'ajoute la noce pour sa fillette, rien à bouffer, on trouve bien quelques kilos de patates au marché noir, mais pour la viande et les charcutailles...

C'est carrément marcher sur la Lune, un nuage noir supplémentaire, il faut pourtant que Marie ait "SA NOCE", et un mariage sans bon repas...

Maurice a fini tout de même par sombrer dans le sommeil, sans rêves pour une fois. Réveillé de bonne heure, il prépare un "vrai café", à la chaussette, un petit paquet, échangé contre un litre de gnôle. Quand sa fillette descendra tout à l'heure, elle aura une tasse de café. Il l'imagine, savourant sa tasse, un sourire éclaire son visage.

Bonjour P'pa.

Bonjour Marie, tiens je t'ai préparé du VRAI café !

Waouh ! Comment t'as fait ?

Oh tu sais, avec le bistrot, j'ai de la défense.

Alors pour le repas, t'as une idée ?

Oui, oui, ne t'inquiète pas, tout est réglé !

Bon j'y vais ! Gros bisou à son Papa, et Marie part au boulot, un poste de secrétaire dans une petite imprimerie de Pantin, un coup de bus 151, et le tour est joué.

Le rade est un lieu de passage obligé, coincé entre la route et la passerelle du chemin de fer, des usines et des petites boîtes de travaux à façon alentour. Le petit monde ouvrier vient s'en jeter un p'tit dernier, avant d'aller "au chagrin".

Le troquet marche bien, malgré les restrictions, le patron a de la famille du coté d'Avallon, pour le pif pas de problèmes, pour la gnôle non plus, le pastis ? Un ersatz "maison", fabriqué à partir d'extraits d'anis, que l'on se procure chez le pharmacien (jusque vers 1960 c'était vrai), quant à l'alcool, c'est le cousin qui fournit.

La journée passe, semblable aux autres, le coup de feu de midi et de dix-huit heures, quand les besogneux sortent de leur usine, les p'tites Côtes du Rhône, qui viennent en droite ligne de l'Yonne ! Pur produit de la vinification familiale, mais bon, après avoir respiré la poussière de fonte derrière leur tour ou leur fraiseuse, le gosier n'est pas trop affûté !

Marie rentre, il est dix-neuf heures.

T'es en retard ma puce, que t'est-il arrivé ?

Je suis passée voir tante Suzanne, ma robe n'est pas prête ! Elle ne s'en sort pas, je suis allée à La Courneuve, il va falloir qu'elle reprenne les manches, jamais, jamais, ma robe ne sera prête à temps, elle éclate en sanglots, Papa prend sa fille dans ses bras.

Ecoute Marie, ne rentre pas demain, va chez ma soeur, ainsi tu seras sur place, elle pourra terminer ta jolie robe, avec le plus joli mannequin du monde à portée de main !

Oui, mais je ne verrai pas Michel !

T'auras toute la vie pour le voir, ton Michel !

Michel, un gentil p'tit gars, ajusteur, dans une petite boîte près du rade, il a connu Marie en venant boire son p'tit jus du matin.

Il a échappé au S.T.O. (service travail obligatoire, instauré par les Allemands durant l'occupation, tous les hommes valides étaient embarqués en Allemagne, pour participer à l'effort de guerre du troisième Reich)

En effet Michel est soutien de famille, son père a perdu ses deux jambes à Verdun et sa mère sombre chaque jour un peu plus dans l'inconscience... La maladie d'Alzheimer a-t-on diagnostiqué. De plus, à la maison, il y a encore un petit frère âgé de treize ans.

Vingt et une heures, Fred le dernier client, est là, agrippé au zinc, aujourd'hui il a bu plus qu'à son habitude, c'est vendredi, jour de paye, alors il faut arroser ça !

Tout ça, Mau... Maurissse c'est la faute de c'putain d'front pop... populaire, y voulaient s'venger, pardi ! Putains d'Chleus ! Tiens, encore un qu' les Boches n'auront pas, et hop, il se bascule un nouveau guindale !

Maurice a tiré le rideau de fer, plus de grincements, la graisse badigeonnée dans l'après-midi sans doute.

Fred, les deux mains appuyées au bar, les pieds reposant sur la trappe de bois qui ferme l'accès à la cave. Comme à son habitude, avant de partir, l'ivrogne va soulager sa vessie dans le chiotte à la Turc, situé dans la cour, le dernier verre est là, qui l'attend.

A peine a-t-il franchi la porte qui donne accès à la cour que Maurice sort de son comptoir et ouvre la trappe, puis il éteint la moitié des pauvres ampoules éclairant le bistrot et en démonte encore une ou deux, le rade est plongé quasiment dans le noir. Fred revient, il s'est pissé dessus, il titube, mais reste suffisamment conscient pour se diriger, d'un pas hésitant, vers son godet de rouge. Il ne voit pas le trou béant. Soudain, ses bras font des moulinets, il pousse un cri, puis le bruit sourd du corps s'écrasant deux mètres plus bas.

On a bien bu, les cousins avaient apporté le matériel ! Bien mangé aussi, dans la salle du bistrot paternel, pour être une belle noce, ce fut une belle noce !

Etaient présents, une cinquantaine d'invités, on a servi des rôtis, du porc a spécifié Maurice, des rillettes aussi ! On en avait oublié le goût, et du bon pâté.

Il y avait même LA pièce montée, le copain boulanger avait fourni, mais donnant, donnant, en échange : un litre de pastis, et deux de gnôle, plus l'invitation au mariage, à chacun sa démerde, en ces temps difficiles.

Ah ce Maurice quel démerdard ! En période de restrictions tout de même !

Lundi matin, Robert, comme à son habitude, a commandé un "casse-croûte".

Tiens, ça fait un moment qu'on a pas vu Fred...

Ouais, a répondu Maurice, en plongeant son couteau dans la terrine de pâté.


Dessin Andiamo