Un immense sourire sur le visage radieux d'un gamin de cinq ans, les yeux tournés vers l'objectif et vers son père caché derrière et dont la joie de vivre crevait les années évanouies. Et dessus, une fine couche de poussière et de crasse mêlées, pollution des villes et du temps qui passe.

Radegond Crépignard, qui connaissait pourtant cette photo par coeur, sentit cette fois-ci comme une saignée d'émotion lui couler au fond de la gorge. Ce gamin, sur la photo, c'était lui quarante ans plus tôt. Son photographe de père était mort une dizaine d'années plus tard. Et voici qu'il revenait pour la première fois dans la maison familiale depuis qu'il avait enterré sa mère, trois mois auparavant.

Tout dans la maison lui avait paru silencieux et lugubre, l'espace des pièces semblait empli d'une morne désespérance qui amplifiait les échos des joies et des douleurs passées dans son crâne. Et puis ses yeux étaient tombés sur la photo, dans son cadre de bois défraîchi, accrochée au même clou, sur le mur du salon, depuis des décennies.

Et les larmes lui étaient venus subitement, lui qui ne pleurait plus depuis si longtemps.

Le film des ans en accéléré. Quinze ans de rires et de jeux entre un père et une mère aimants. Mais même le magnétisme des aimants ne résiste pas aux métastases : fondu enchaîné sur le visage blême et émacié de son père, dans la lueur blafarde du funérarium, et sur le bras de sa mère, en larmes, passé sur son épaule adolescente. Un nouveau couple, un nouveau noyau, une fusion cardiaque pour trouver la force de repartir de l'avant. Et le mercurochrome des mois qui passent. La vie malgré tout, les études, le premier job, le premier amour sérieux, la première rupture. Et puis, le bon, le vrai, le "c'est pour la vie". Et puis, non, finalement, nouvelle rupture, nouvel échec. Et les bras maternels toujours accueillants pour consoler les peines. Et le film qui s'emballe : des années semblables à des secondes. Des jours passés à la photocopieuse. Et soudain, la pellicule se rompt en même temps que le coeur de sa mère.

Radegond émergea de ses pensées et accommoda de nouveau son regard sur la photo en noir et blanc, sur cet enfant rieur et sur le jardin fleuri à l'arrière-plan. Il se souvenait parfaitement du jour d'été où elle avait été prise. La vie lui paraissait alors immense et ses parents des rocs inamovibles.

Mais disparus les rocs, disparues les fleurs du jardin, à l'abandon depuis des mois, disparu le sourire sur sa face déjà ridée. Disparu tout. Il n'avait plus que cette maison, dont il avait hérité, et des souvenirs pour compagnie. Il alla se coucher, tâchant de se convaincre qu'avec le temps, il s'habituerait au silence.

Le lendemain, repassant devant la photo, il discerna comme une petite tâche sombre sur l'arrière-plan. Radegond fut surpris, car il n'avait rien remarqué la veille. Un défaut sur la photo ? Une tâche de moisissure ? Non, cela semblait réellement faire partie du décor, là-bas, au fond du jardin, un peu flou, bien sûr, puisque la focale avait été réglée sur son visage. Radegond en fut un peu contrarié, car il tenait énormément à cette photo, mais il avait tant à penser qu'il oublia bien vite ce détail.

Le jour suivant, il eut un sursaut alors qu'il passait de nouveau devant le cadre au mur du salon : la tâche sombre avait légèrement grossi. Oui, pas de doute : elle faisait bien quatre ou cinq millimètres de diamètre. Il voulut en avoir le coeur net, dépoussiéra le cadre, le démonta pour en sortir la photo. La pulpe de ses doigts, passée à la surface, fut formelle : il ne sentait rien, aucune granulosité différente, tout était lisse, la tâche faisait bien parti intégrante de la photo.

Autant dire que la curiosité de Radegond fut piquée au vif, il ne se passa plus une heure sans que son regard ne vint se porter de nouveau sur la photo, pour guetter toute évolution de l'étrange phénomène.

La tâche grossissait peu à peu, il en était sûr : il avait tracé des repères sur le verre. Son expansion était lente, imperceptible à l'oeil nu, mais bien réelle. C'était surtout le matin, au réveil, que celle-ci était flagrante.

Au bout de quelques jours, la forme de la tâche sembla se préciser : son contour, de plus en plus net, était anguleux, à peu près rectangulaire. On eût juré qu'il s'agissait d'un objet arrivant du fond du jardin et s'approchant peu à peu du premier plan.

Radegond ressentit un malaise profond : outre cette tâche, il avait le sentiment qu'autre chose avait changé sur la photo. Oui, pour la connaître par coeur, il avait la quasi-certitude que son visage d'enfant avait imperceptiblement changé d'expression, ses yeux ne suivaient plus tout à fait le même axe que sur la photographie d'origine, la commissure de ses lèvres était légèrement retombée. Il lui semblait également que le visage s'était très légèrement tourné vers la droite du cadre.

La photo bougeait ! Insensiblement, à un rythme quasi végétal, mais il n'y avait plus aucun doute, elle bougeait !

Radegond ressentit comme un vertige, comme si un gouffre s'était brutalement ouvert sous ses pieds.

Autant dire que ses pensées, durant les jours qui suivirent, eurent du mal à s'écarter de la photographie : il revenait sans cesse devant le mur du salon, guettant toute trace d'évolution, se relevait même parfois la nuit.

La forme avait fini par révéler son secret : ses contours étaient maintenant parfaitement nets, elle paraissait beaucoup plus proche, il s'agissait indubitablement d'un poids lourd.

Que pouvait bien faire là un poids lourd, à surgir ainsi du fond du jardin ? Le film paraissait totalement surréaliste. Son visage enfantin avait désormais dans le vieux cadre une toute autre expression : le sourire s'était presque entièrement effacé et le visage était maintenant de trois quarts, comme s'il était en train de se tourner vers l'endroit d'où surgissait le camion.

Le temps qui passa encore ne fit que confirmer ce que Radegond pressentait avec grand malaise : le poids lourd sur la photo s'approchait, s'approchait, et l'enfant - ou plutôt lui enfant - se retournait pour découvrir ce qui semblait foncer droit sur lui.

Radegond ne savait que penser de tout cela : cette scène, qui se déroulait jour après jour devant ses yeux n'avait jamais eu lieu. Il frissonna. Son esprit ne se posait plus la question du "pourquoi" mais juste celle du "comment cela va-t-il finir".

La réponse ne fit que se préciser jour après jour : mal.

Mal, car le camion finit par occuper tout l'arrière-plan de la photo, occultant les fleurs du jardin. Un arrière-plan qui n'en était plus un, d'ailleurs : le camion paraissait désormais extrêmement proche de l'enfant, dont la tête était maintenant entièrement tournée vers celui-ci. A vue de nez, il ne devait plus rester qu'une dizaine de mètres entre la masse de fer. Le Radegond enfantin de la photo semblait hurler d'effroi. Le choc était inévitable.

Il fallut une semaine encore pour que la calendre du poids lourd s'approche jusqu'à paraître toucher le gamin. Il scruta des heures durant la photo, essayant de discerner quelque forme de mouvement, comme quand, enfant, il avait un jour essayé, en vain, de discerner la croissance d'une plante verte de sa mère. Epuisé, il se coucha, une boule d'angoisse dans l'estomac. Quel spectacle trouverait-il à son réveil dans le vieux cadre ?

Mais il n'y eut pas de lendemain.


- Joli pavillon en meulière, un bon potentiel de vente. Je vais affiner le chiffrage, mais je pense que vous pouvez en demander environ 150000 euros. Bon, évidemment, ça aurait mérité d'être rafraîchi un peu... Vous pensez faire débarasser les meubles bientôt ?
- Oui, oui, dès jeudi prochain. Là, vous pensez, avec tous les papiers qu'il a fallu régler pour la succession de ma pauvre tante, je n'ai pas eu le temps de m'en occuper jusque-là. Ce sont les gens d'Emmaüs qui vont venir.
- Parfait. Si vous en êtes d'accord, nous pourrons le mettre en vente dès vendredi, pour peu que vous passiez jeudi soir nous remettre un jeu de clés pour les visites.
- Je peux vous en laisser un tout de suite, ça ne pose aucun problème !
- Très bien. Si vous le permettez, je vais juste y mettre un porte-clé et y marquer votre nom, histoire de ne pas me tromper. Vous pouvez m'épeler ?
- Oui, bien sûr : Crépignard, C, R, E accent aigu, P, I, G, N, A, R, D... C'est le même nom que celui de ma pauvre tante : elle était l'épouse du frère de mon père.
- Cré... pi... gnard, voilà, c'est noté. Ça devrait se vendre sans problème en quelques semaines, ce genre de produit est très recherché. Votre tante vous a laissé un beau cadeau après sa mort. Je suppose qu'elle n'avait pas d'enfant, puisque vous êtes son héritière ?
- Non... Enfin, si, elle en avait eu un. Vous voyez cet enfant, là, sur la photo, dans le cadre, qui sourit dans le jardin ? C'était son fils, mon cousin donc, mais il est mort quelque temps après que cette photo a été prise. Ma tante en a été folle de chagrin et n'a jamais pu avoir d'autre enfant ensuite. Et puis mon oncle est décédé lui aussi une dizaine d'années plus tard, le pauvre.
- Très jolie photo ! Votre cousin était un bien bel enfant. Pauvre gamin, c'est quand même triste...
- Oui, renversé par un poids lourd, tué sur le coup... Enfin, bon, tout ça s'est passé il y a quarante ans, c'est une vieille histoire maintenant... Mais, c'est vrai que la photo est belle, je la garderai peut-être en souvenir...