J'ai passé la 6ième, la 5ième et la 4ième dans la même classe que Lionel et puis nous nous sommes perdus de vue. C'était un garçon sympathique, pas agressif ni faiseur d'embarras. Il était sombre et plutôt taciturne. Nous savions que sa mère était seule pour l'élever et le fait qu'il n'avait jamais précisé qu'elle était veuve nous faisait envisager une histoire d'abandon ou de divorce. Son perpétuel air de chien battu permettait de fantasmer à son sujet les histoires les plus tristes.

Je l'avais raccompagné chez lui pour une histoire de devoir manquant mais il m'avait laissé sur le trottoir, le temps de rentrer le chercher. La maison était correcte, dans un beau quartier, mais peut-être n'en louaient-ils qu'une pièce ? C'est bien simple, Lionel ne répondait jamais aux questions. Son éducation avait été visiblement très stricte, il ne traînait jamais dehors, était toujours poli. Il faisait partie des rares qui venaient au lycée en costume cravate, comme Guy, le fils du notaire, mais c'était toujours le même, un peu élimé. On sentait la famille pauvre mais fière, qui refuse de déchoir, malgré des vents contraires.

Scolairement, il n'était ni mauvais, ni bon, on sentait juste qu'il était "poussé", que réussir dans la vie était un concept qu'on essayait de lui inculquer. Je ne connais rien de son histoire, c'était un garçon secret et nous n'avons jamais su les raisons de ce silence. J'ai juste compris plus tard qu'il devait avoir une revanche à prendre sur la vie.

Mais il la prenait avec simplicité et convivialité.

Je réentendis parler de Lionel Cassan en 1981. J'habitais en Ariège et le transistor était bloqué en permanence sur Sud Radio, dont l'émetteur était en Andorre. Il y animait la matinale, et en particulier une émission qui s'appelait "Parlez-nous de vous". J'appelai au numéro que l'on nous donnait à l'antenne et je tombai directement sur lui, en lui proposant, s'il était d'accord, de témoigner sur nos années-lycée.

- Heu, Saoul-fifre, ne va pas raconter n'importe quoi sur moi, hein ? dit-il un tantinet inquiet.

- Mais non, pas du tout que vas-tu imaginer là, tu me connais, d'ailleurs, tu sais, je ne tiens pas plus que ça à passer à l'antenne si ça doit te gêner, par contre, si je passe en Andorre, j'aimerais bien te revoir.

- OK, quand tu veux, mais je bosse beaucoup, je n'aurai pas trop de temps.

Je n'ai jamais trouvé l'occasion de monter en Andorre. Il continua sa belle carrière, qu'il avait d'ailleurs initiée à Radio-Andorre, puis monta à la capitale, attiré par les reflets hypnotiques de la petite lucarne. Antenne 2 lui confia l'animation de "Matin Bonheur", une émission qu'il tint à bout de bras pendant 5 ans avec succès. On disait de lui que c'était le futur Drucker , il en avait la gentillesse, le sérieux, mais Jean-Pierre Elkabach en décida autrement. Malgré une audience excellente, il le vira et le remplaça par Olivier Minne. Cet extrait , tourné peu avant son départ, est révélateur de l'ambiance.

Il s'accrocha, anima de nombreuses émissions, présenta l'Eurovision, fut un des "speakerins", retourna à la radio, puis s'échoua sur Canal Téléachat. Dans sa longue "traversée du désert", Michou fut un des seuls à lui tendre la main, en l'embauchant comme animateur dans son cabaret.

Mais quand on s'est approché du soleil, enfin, des lumières clinquantes des animateurs vedettes, on renâcle à ne plus faire partie des happy fews.

Alors tu es reparti à l'assaut des gros spots à incandescence, des lumières de la rampe.

Et, tel un Icare moderne, à défaut de t'y fondre les ailes, Lionel, tu t'y es brûlé la cervelle.