Depuis fort longtemps, les hommes rêvaient de voyages intergalactiques, de parcourir des distances fabuleuses vers d’autres systèmes solaires voire d’autres galaxies.

Mais, hélas, les distances étaient et sont toujours colossales : on parlait d’années-lumière, de parsecs et même de méga parsecs !

Impossibles, les voyages intersidéraux étaient tout simplement impossibles, à peine si l’homme supporterait un confinement de quelques mois afin d’atteindre la planète la plus proche de nous, soit Mars. En regard des distances cosmiques, c’était encore le paillasson de la porte de la porte palière !

Même si on avait inventé un moteur capable de propulser un engin à une vitesse proche de celle de la lumière, il aurait fallu des années, ne serait-ce que pour approcher les étoiles les plus proches, et peut-être découvrir d’autres systèmes solaires, et par là-même une planète susceptible d’accueillir la vie.

Diplômé de la faculté de Bobinchgrad, maître de conférence intermittent et bénévole, titulaire d’une chaire vendue en leasing avec option d’achat à l’école très primaire de Boubou-lèz-Ridelles, le professeur Augustin Trougnard tentait, depuis de nombreuses années, de résoudre le complexe problème du voyage intergalactique sans efforts.

Puis, un matin, alors que sa tartine de confiture était tombée sur son pied, au lieu de se baisser pour la recueillir, il leva le dit pied afin de saisir plus facilement la tartine gluante…

Et là, tel Newton prenant une pomme sur le coin de la tronche, Papin regardant benoîtement le couvercle de sa bouillotte et enfin Archimède ayant l’humide révélation dans sa baignoire (si il avait pris une douche, ce brave Archie, on était baisés !), Augustin s’écria : EUREKA !

J'vous d'mande un peu : à quoi sont dues les grandes inventions ? Un pithécanthrope qui balance deux silex... Et TOC, il invente la pétanque (n'est-ce-pas T-B ?) ! Un berger qui oublie son casse-dalle dans une grotte... Et TOC, merci le Roquefort ! Un savant british qui trempe son doigt dans l'bouillon d'culture... Et TOC, la pénicilline !

Mais bon, revenons à Augustin et à sa tartine. L’idée était là, le trait de génie : si tu ne peux te déplacer dans l’espace, fais en sorte que ce soit l’espace qui se déplace à toi !

C’était tout con, encore fallait-il y penser ! Il se leva derechef, courut jusqu’à son bureau, saisit une craie "Robert" (les seules qui vaillent) et face à son grand tableau noir (il détestait les ordinateurs, ainsi que toutes les choses en "eur", son quatre heures, son percepteur, sa sœur…) et se mit à le couvrir de formules toutes plus complexes les unes que les autres, charge à son assistant de se coltiner les calculs, Augustin était le savant, l’autre l’épicier !

Oh ! Bien sûr, par le passé quelques hurluberlus avaient bien délirés, l’un d’eux avait même raconté avoir transformé une machine à laver à chargement frontal (Lavo 1200 speed) en engin interplanétaire… Foutaise.

Après plusieurs mois d’efforts et quelques essais peu probants, on raconta même (racontars de pisse-copies) que quelques téméraires ou simples d’esprits, tentés par l’expérience et soucieux de laisser leur nom gravé sur l’autel de la postérité (où vais-je chercher des conneries pareilles ?) n’étaient jamais revenus et erraient dans la quatrième dimension, ou dans un univers parallèle, et comme deux parallèles ne se rencontrent jamais ou presque, à condition de rester bien droites, on ne risquait pas de les revoir de si tôt.

C’est le théorème de Tallès : par un point pris hors d’une droite on ne peut mener qu’une seule parallèle à cette droite.

Moi je dis que ça dépend, j’en veux pour exemple : vous tracez une jolie ligne droite à Aubervilliers, puis vous faites un point une heure plus tard à Senlis, vous n’aurez jamais le bras assez long revenu à Aubervilliers, pour tracer la parallèle partant du point situé à Senlis, non mais !

Enfin un beau matin de juin, la machine était là. Cette fois, Augustin Trougnard en était sûr : tout était au point, on allait voir ce qu’on allait voir, la machine à courber l’espace temps allait révolutionner l’avenir, elle atterrirait là où la main de l’homme n’avait jamais mis le pied !

Séraphin Poileau avait été choisi pour être le premier à tenter l’incroyable aventure, il ne s’agirait que d’un tout petit essai, devant le mener aux confins de notre système solaire, un voyage de quatre heures tout au plus, lui avait-on assuré.

Si on avait dû utiliser les antiques fusées des années mille neuf cent quatre-vingt dix, il lui aurait fallu des années pour accomplir l’aller-retour. Simple supposition, car imaginez la quantité phénoménale de bouffe et d’eau qu’il aurait fallu emporter, même en recyclant, et en buvant sa propre pisse… Dans les années 2020, un équipage s’était retrouvé avec un filtre en partie défaillant lors d’une mission sur la Lune : durant quinze jours, leur eau avait eu le goût de pisse ! La gueule des épouses à l’arrivée quand les astronautes ont voulu rouler une pelle à leurs chères et tendres ! Pourtant, deux mois sans elles, ça ouvre l’imagination, non ?

Séraphin Poileau :

-Age : 35 ans.

-Marié conjointement de façon anarchique et en pleine conscience à Frénégonde Chapoutier.

-De cette union ô combien prolifique et féconde naquirent deux enfants : Aglaé, 6 ans, et Sidonie, 4 ans.

Il est l’heureux élu, retenu surtout pour son inconscience persistante, coutumière, et rédhibitoire.

Assis dans la capsule, des bretelles neuves, une musette en toile de Jouy passée en bandoulière, dans cette musette : un sandwich jambon-beurre, une chopine de rouge, une cigarette mal roulée. Il attend le top départ.

Derrière le hublot, le professeur Augustin Trougnard lui fait un sourire un peu crétin, il ne sait trop quoi dire en cet instant solennel, il lui faut absolument prononcer une phrase, un truc qui restera dans la postérité. Soudain, une fulgurance :

-A LA REVOYURE ! lance-t-il. Voilà une phrase que l’on gravera dans le marbre de l’acier pour les siècles à venir.

Une esquisse de salut militaire, un geste sec, Augustin vient d’appuyer sur le gros bouton rouge en forme de nez de clown. Les hautes autorités avaient pensé que ça dériderait l’atmosphère (elles pensent à tout les hautes autorités, vous avez remarqué ?). Un petit nuage bleuté entoure la capsule, l’image devient floue, l’intense champ magnétique brouille l’écoute (OUI, y’en a une), une vilaine odeur d’ammoniaque envahit la pièce, puis l’engin disparaît !

Toute la salle applaudit, comme en Amérique, même si quelques minutes plus tard tout pète ! Ils applaudissent, ils sont con… tents.

Solennellement Augustin se tourne vers l’assistance :

-Messieurs, rendez-vous ici même dans vingt-deux ans, quatre mois et cinq jours, afin d’accueillir notre héros Séraphin Poileau…

Ce qu’on n’avait pas dit à ce brave Séraphin, et pour cause, c'est que si le voyage pour lui ne durerait que quatre heures, par contre pour ceux restés sur terre, le temps continuerait de s’écouler normalement, soit plus de vingt-deux ans ! Einstein l’a parfaitement démontré dans son ouvrage "Oui-Oui et l’horloge magique".

C’est long vingt-deux ans, quatre mois et cinq jours, il risquait fort de ne plus reconnaître les siens ! Mais quelle importance en regard du grand pas qu’il venait de faire franchir à la science ?