La rectification
Par Tant-Bourrin, lundi 5 octobre 2009 à 00:11 :: Jus de cervelle :: #1244 :: rss
Cela fait deux jours que je suis enfermé ici, entre ces quatre murs de béton nu, avec pour tout mobilier un lit inconfortable, une chaise et une table scellés dans le sol. Et sur cette table, un ordinateur, une imprimante, une ramette de papier, des stylos. Ils savent que j'aime écrire et souhaitent que je le fasse afin de suivre l'évolution de mon schéma mental. J'ai résisté toute la journée d'hier, mais l'ennui est trop fort. Et puis, après ce qu'ils m'ont dit hier au soir quand ils sont venus me fixer le casque sur la tête, je veux garder des traces de mon vrai moi avant qu'il ne soit trop tard.
Notes pour moi-même sur le fil des événements :
Ils ont débarqué avant-hier, le 10 février 2062, dans l'entrepôt où je travaille depuis cinq ans. "Ils", ce sont quatre hommes portant l'uniforme des forces de sécurité interne de Grotebroer Inc., le Trust qui m'emploie (devrais-je dire "qui m'employait" ?). Ils n'ont pas dit un mot, se sont dirigés droit vers moi et, devant tous mes collègues, m'ont passé de force une cagoule sur la tête et embarqué dans un véhicule. Et je me suis retrouvé ici, dans ce qui ressemble fortement à une cellule.
Un type, accompagné de deux nervis, est passé quelques heures plus tard. Quand je lui demandai ce que je faisais là, il m'a répondu que l'on avait signalé des propos subversifs de ma part ainsi qu'une attitude contre-productive, nuisible aux intérêts du Trust. Il m'a listé quelques-unes des paroles que j'avais proférées, consciencieusement relevées par mes collègues et confirmées par les enregistrements vidéo. Je m'étais ainsi rendu coupable d'avoir dit, en diverses occasions : "quelle flemme aujourd'hui !" ; "on serait mieux dehors à profiter du soleil, tiens !" ; "vivement ce soir qu'on se couche !" ; "j'en ai vraiment ma claque de ce boulot à la con". J'avais également fait montre d'une productivité inférieure à celle de la moyenne de l'effectif de l'entrepôt pendant quatre semaines consécutives. En vertu de cela, la règle était simple et se résumait en un mot : radiation.
Le type a ajouté que j'avais beaucoup de chance : mon cas n'allait pas faire l'objet de la procédure usuelle, validée par le Comité directorial de Grotebroer Inc., à savoir l'élimination physique pure et simple, d'une balle dans la tête. En effet, compte tenu des coûts de production d'un adulte apte à tenir un poste dans le Trust, une expérimentation était en cours, visant à récupérer le potentiel productif des individus déviants en restructurant leur schéma mental. Il me signala, pour mon information personnelle (mais je sais que ce sadique cherchait à me faire mal), que la dénommée Onirique 71-20-BLVC-856, ma compagne attitrée, avait fait l'objet d'une procédure identique pour les mêmes griefs. Il conclut en m'invitant, dans les jours qui allaient suivre, à écrire tout ce qui me passait par la tête sur l'ordinateur ou sur les feuilles de papier.
Puis, sans un mot, les deux types patibulaires qui l'accompagnaient m'ont saisi et immobilisé pendant que le type a pris une seringue et fait une injection. Après, je ne me souviens plus de rien.
Quand je me suis réveillé, des heures plus tard j'imagine, j'avais ce casque étrange sur la tête, solidement fixé par un système de sangles que je ne suis pas parvenu à défaire.
J'ai peur de ce qu'il va advenir.
Et surtout de ce qu'ils vont te faire subir à toi aussi, ma belle Onirique...
13 février 2062
Mon premier réflexe en me réveillant ce matin a été de penser à toi, ma belle Onirique. Penser à toi pour être certain qu'ils ne t'avaient pas arrachée de mon cerveau. Penser à toi qui dois te désespérer, comme moi, entre quatre murs gris de béton.
J'ai ensuite mentalement essayé de balayer mes souvenirs. L'arrestation. Mon travail à Grotebroer Inc. Mon adolescence. Mon enfance. En remontant aussi loin que je le peux, tout est encore bien présent dans mon esprit. Je relis mes notes d'hier. Rien ne me surprend : j'avais bien encore en tête chaque détail de cette journée. Ce foutu casque semble donc ne produire aucun effet sur mon schéma mental, comme ils disent.
Mais que se passera-t-il s'ils s'en aperçoivent ? Reviendront-ils à leur méthode traditionnelle : une balle dans la tête ? Bah, au fond, ça serait sûrement mieux que de finir l'esprit lessivé. Penser à toi, Onirique, jusqu'à la dernière seconde, sans renier mes rêves, pour que ceux-ci éclaboussent le monde au moment où mon crâne explosera.
Mais peut-être le casque agit-il lentement. Ô mon dieu, Onirique, vont-ils t'effacer de ma mémoire ? Et vont-ils m'effacer de la tienne ? J'ai peur.
Je voudrais te coucher sur le papier pour te retrouver intacte si ma mémoire défaille. Mais comment raconter la douceur de ta peau par des mots ? Il me faudrait en inventer de nouveaux ! Des mots-peinture, des mots-fusain, des mots-velours... Tracer entre les lettres les lignes de ton corps. Créer des mots-braséro pour raconter nos étreintes et des mots-lune pour nos nuits.
Mais que ce clavier est froid sous mes doigts, que cet écran est plat, que mes phrases sont ternes ! Et que ces murs sont gris, gris comme le Trust, gris comme la vie d'un employé du Trust. Cette vie que nous cherchions à fuir, Onirique...
Je renonce. Jamais le portrait que j'esquisse de toi ne pourra être à ta hauteur. Je vais plutôt m'allonger et profiter de nos souvenirs tant qu'ils sont encore bien au chaud dans mon crâne.
14 février 2062
Je me suis réveillé avec une épouvantable migraine. Il m'a fallu un certain temps pour rassembler mes esprits et me souvenir de ce que je faisais là, du pourquoi de ce casque sur ma tête.
Onirique. En lisant ton nom sur la papier, mes pensées se sont immédiatement focalisées sur toi.
Mais putain, qu'est-ce que ça cogne dans mon crâne ! Je suis infoutu d'écrire quoi que ce soit. Je retourne m'allonger en attendant que ça passe.
15 février 2062
J'ai trouvé des notes sur cette table. Je suppose que c'est moi qui les ai écrites. Ça me permet de comprendre les événements de ces derniers jours qui étaient un peu flous dans ma tête. A vrai dire, j'ai été surpris de lire qu'on était déjà en février.
Onirique ! Mon coeur a bondi dans ma poitrine en lisant ton nom. Je perds peut-être la mémoire de ces derniers jours, mais pas celle de ton corps ni de ton sourire.
Mal au crâne. J'arrête.
16 février 2062
Il m'a fallu longtemps pour comprendre ce que je faisais dans cette cellule. Heureusement, j'ai trouvé des notes que, visiblement, j'ai écrites moi-mêmes. Je suis quand même sceptique : pourquoi les ai-je datées de 2062 alors qu'on est en 2059 ? Et pourquoi le Trust me voudrait-il du mal alors que je donne pleinement satisfaction depuis deux ans que je travaille pour lui ?
Onirique. J'enrage. Quinze jours à peine que nous avons fait l'amour pour la première fois et voilà qu'ils nous séparent pour je ne sais quelle obscure raison. Je suis en manque te toi. J'en chialerais presque.
Non, j'en chiale.
Je viens de relire les notes à tête reposée. Je comprends mieux. Ou plutôt, j'ai peur de comprendre.
17 février 2062
Je viens de lire toutes les feuilles sur la table et je ne suis pas sûr de comprendre ce que je fais ici, c'est pas clair. Le seul truc certain, c'est que je vais pas aller au lycée aujourd'hui.
Y'a que les passages sur la meuf, la Onimachine, qui sont cools à lire. Putain, il me tarde de coucher avec une fille !
Cet ordi est naze, y'a rien pour chatter. Je m'emmerde.
18 février 2062
19 février 2062
20 février 2062
21 février 2062
Le personnel médical de Grotebroer Inc. est venu me trouver ce matin à mon réveil, pour m'annoncer que mon schéma mental avait été réinjecté dans ma boîte crânienne après nettoyage des scories psychologiques qui l'altéraient. Ils m'ont ôté le casque qui était fixé sur ma tête et m'ont annoncé que j'allais pouvoir reprendre mon activité dans l'entrepôt. Ils m'ont dit qu'il me faudrait, avant cela, encore patienter une heure dans cette pièce, le temps que je transcrive sur l'ordinateur mon état d'esprit, pour une ultime vérification. J'en ai été un peu contrarié, car j'avais hâte de me remettre au travail et de rattraper le temps perdu.
J'ai relu avec honte les notes qui précèdent. Je peine encore à croire que tout ce verbiage inutile est sorti de mon esprit. Le docteur a raison : j'étais vraiment très malade pour avoir ainsi laisser cette Onirique que je ne connais pas accaparer mes pensées et m'être montré si défaillant dans mon travail. Heureusement, le Trust a le souci de la santé mentale de ses employés.
Maintenant, je n'ai qu'un souhait : sortir vite et me dépasser au travail pour les remercier. Je sens que je vais pulvériser tous les objectifs de productivité !
Commentaires
1. Le lundi 5 octobre 2009 à 07:52, par Yves
2. Le lundi 5 octobre 2009 à 08:08, par Saoulfifre
3. Le lundi 5 octobre 2009 à 08:33, par calune
4. Le lundi 5 octobre 2009 à 10:13, par Andiamo
5. Le lundi 5 octobre 2009 à 11:37, par nicocerise
6. Le lundi 5 octobre 2009 à 11:44, par Gatrasz
7. Le lundi 5 octobre 2009 à 14:53, par sbouille
8. Le lundi 5 octobre 2009 à 15:13, par Freef
9. Le lundi 5 octobre 2009 à 18:12, par Tant-Bourrin
10. Le lundi 5 octobre 2009 à 19:39, par Gatrasz
11. Le lundi 5 octobre 2009 à 19:57, par billy
12. Le lundi 5 octobre 2009 à 20:13, par Tant-Bourrin
13. Le lundi 5 octobre 2009 à 22:44, par cynoque
14. Le mardi 6 octobre 2009 à 05:22, par Tant-Bourrin
15. Le mardi 6 octobre 2009 à 14:15, par Freef
16. Le mardi 6 octobre 2009 à 19:02, par Tant-Bourrin
17. Le mardi 6 octobre 2009 à 21:15, par Gi
18. Le mardi 6 octobre 2009 à 21:18, par Tant-Bourrin
19. Le mardi 6 octobre 2009 à 23:23, par pousse manette
20. Le mercredi 7 octobre 2009 à 05:28, par Tant-Bourrin
21. Le mercredi 7 octobre 2009 à 09:56, par Dan
22. Le mercredi 7 octobre 2009 à 19:04, par Tant-Bourrin
23. Le mercredi 7 octobre 2009 à 20:06, par Anne
24. Le mercredi 7 octobre 2009 à 20:21, par Tant-Bourrin
25. Le mercredi 7 octobre 2009 à 20:45, par Bof.
26. Le mercredi 7 octobre 2009 à 21:04, par Tant-Bourrin
27. Le mercredi 7 octobre 2009 à 21:40, par Bof.
28. Le jeudi 8 octobre 2009 à 05:14, par Tant-Bourrin
29. Le samedi 10 octobre 2009 à 23:08, par Cassandre
30. Le dimanche 11 octobre 2009 à 07:29, par Tant-Bourrin
31. Le mardi 13 octobre 2009 à 23:37, par gdblog
32. Le mercredi 14 octobre 2009 à 06:23, par Tant-Bourrin
33. Le mercredi 13 octobre 2010 à 19:44, par Andiamo
34. Le mercredi 13 octobre 2010 à 21:26, par Tant-Bourrin
35. Le jeudi 14 octobre 2010 à 09:23, par Andiamo
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