Rendre visite aux derniers descendants des Incas, l'idée me trottait depuis un moment, et puis je lui devais bien ça à elle, qui avait toujours souhaité voir le pays de ses frères de couleur, eux, ces indiens qui à travers les siècles, avaient su conserver toutes leurs traditions, résistant fièrement au monde occidental du haut de leurs montagnes.

1991. L'avion qui nous conduit en Equateur est un vieux zinc qui vibre de toutes ses tôles. Le vacarme est tel qu'on croirait à tout moment qu'il va exploser, j'ai pas entendu un tel boucan dans un avion depuis que j'ai sauté d'un nord-atlas en 76. On nous annonce des zones de turbulence, ça vibre de plus en plus. L'hôtesse s'attache sur son siège, fait son signe de croix, et se met dans la position du foetus. Soudain, l'avion pique du nez, les coffres à bagage s'ouvrent les valises volent, les femmes hurlent, l'avion continue à chuter de plus en plus à la verticale, on va s'écraser ! La chute dure encore plusieurs secondes puis l'avion se redresse, fausse alerte !

L'arrivée en pays andin est toujours un choc culturel. On se retrouve subitement transporté au siècle des conquistadores. Les indiens Quechuas, minuscules de taille, la peau raclée par le froid et le soleil, descendent de la sierra, hommes et femmes chargés d'énormes fardeaux pesant jusqu'à deux fois leur poids, pour aller au marché vendre le produit de leur récolte, je devrais dire troquer, car le troc existe encore chez eux. Ceux de l'altiplano mâchent des feuilles de coca pour ne pas sentir la douleur. Jamais de ma vie je n'ai eu une telle image de l'homme écrasé sous le poids du labeur ; mais chose unique, ces indiens des montagnes savent rester beaux malgré leur misère. Les marchés sont magnifiques de couleur, les tissus sont tous faits à la main, au métier à tisser. La couleur du poncho diffère selon chaque village.

Demain nous prenons le train à Alausi, qui nous conduira du sommet des Andes jusqu'au pacifique. C'est une locomotive à vapeur du siècle dernier, semblable à celles qui avaient servi à la compagnie du Rio-Grande-Western. Elles ont disparu aux Etats-Unis, mais ici, on continue à les utiliser ; elles sont régulièrement réparées (1). Je choisis le wagon de tête, on sait jamais, si le train déraille, on restera accrochés à la loco ou aux autres wagons. Les passagers affluent et s'entassent sur les bancs en bois, la moitié des gens voyagent sur le toit, faute de place. Deux grands gaillards en salopette s'acharnent à grands coups de masse sur la roue de notre wagon. J'apprends qu'elle est cassée, on s'arrêtera à chaque gare pour la remettre en place, toujours à grands coups de masse. Allons bon, voila que ces farceurs me retournent le train maintenant, nous voila dans le wagon de queue, plus moyen d'en changer, le train est bondé. La locomotive démarre, nous roulons en flanc de montagne, la pente est vertigineuse, et les rails sont très souvent montés en équilibre sur des trépieds en flanc de falaise, et bien sûr notre banquette est du côté ravin, donc pas moyen de sauter en cas d'accident. Enfin, il nous reste l'espoir qu'en cas de déraillement notre wagon reste accroché au précédent, c'est du moins ce que j'espère au début ; mais je ne tarde pas à déchanter, lorsque j' aperçois mes deux gaillards en salopette, positionnés un pied sur chaque wagon, prêts à le décrocher en cas d'accident, et prêts aussi à sauter du bon côté, ça va de soi ! Pocahontas rouspète, c'est moi qui ai insisté pour qu'on prenne le train. Néanmoins les paysages sont vraiment fabuleux, nous passons du climat des montagnes aux zones désertiques avec pour seule végétation des cactus. Des milliers d'indiens sont morts ici pour construire cette voie ferrée taillée dans le roc, nous arrivons dans des endroits inaccessibles, le paysage est lunaire, nous sommes au bout du monde. La pente est raide, la locomotive monte, monte, ralentit, s'essouffle, halète, continue à monter encore un peu, puis finit par caler. Alors le train redescend à reculons en roue libre, il prend de la vitesse, c'est une course folle, on va s'écraser... Mais je constate que tout le monde reste calme. Fausse alerte, tout était prévu. Nous venons tout simplement de négocier le fameux virage de la "nariz del diablo" qui est tellement aigu qu'on le franchit à reculons, sur deux rails croisés en pointe. Les paysages sont extraordinaires, jamais je n'ai rien vu d'aussi beau, nous sommes toujours en flanc de falaise, la montagne en face est gigantesque. C'est tellement beau, que je me penche par la fenêtre pour faire une photo. Au moment où je me rassois, nous passons dans un tunnel, je l'ai échappé belle !

Soudain, nous pénétrons dans la forêt amazonienne comme dans un tunnel, les arbres forment un toit au dessus de nous, il fait presque noir, les branches fouettent les fenêtres, incroyable qu'un train puisse s'enfoncer dans des zones aussi impénétrables. On s'arrête dans un village perdu en pleine jungle. Toutes les maisons sont en bois, ça ressemble à un village de chercheurs d'or, c'en est peut être un, nous faisons de l'eau pour remplir la cuve, puis nous repartons. Petit à petit, nous sortons de la forêt et traversons des plantations de bananiers à perte de vue sur plusieurs dizaines de kilomètres. Plus loin encore, les haciendas. Nous croisons les gauchos à cheval, avec leurs lassos, qui escortent leur bétail, et dont la tenue a inspiré plus tard celle des cow-boys, c'est la pampa. Puis nous arrivons à Guayaquil, la mer, le Pacifique! En une journée, nous avons traversé tous les climats. Je vois pour la première fois les fameuses têtes réduites des indiens Jivarros, grosses comme le poing. Puis le lendemain, nous prenons un bus pour remonter dans la montagne, direction Cuenca. Le chauffeur est un excité qui roule à fond en flanc de falaise, et fait déraper le bus à chaque virage. Bientôt nous apercevons un autre bus qui vient de quitter la route et s'est retrouvé à cheval sur l'angle de la falaise, deux roues dans le vide, chancelant au bord du ravin, et retenu seulement par les maigres branches d'un arbre. Mais ça ne dissuade en rien notre acolyte qui roule encore plus vite et prend ses virages à fond pour conjurer le mauvais sort. A chaque virage, j'ai un haut le cœur en voyant la profondeur du précipice, seuls quelques centimètres de graviers nous séparent de l'abîme. j'aperçois une carcasse de bus dans le fond du ravin. Le conducteur s'arrête dans un virage pour faire une prière dans une mini chapelle, au moins grâce à lui on crèvera bénis.

1994 La Paz, Bolivie. Nous sommes à 4000 m d'altitude, presque la hauteur du Mont Blanc, c'est dimanche. Ça fait deux semaines que ça caille chaque jour un peu plus, j'en ai marre, je décide de filer vers un endroit plus chaud, Cochabamba, le QG de Pablo Escobar, j'ai pas fait exprès. Nous décidons de prendre le bus du matin, puis après s'être ravisés deux fois, nous prenons finalement le bus du midi. A mi-chemin, nous croisons des ambulances, des véhicules de pompiers, très inhabituel sur une route où on ne voit que des indiens à dos de mulet. Soudain, nous l'apercevons, le bus du matin, celui que nous avons failli prendre : drôle de bouille ce bus, en accordéon, rétréci de moitié! Il avait percuté un poids lourd de face, très peu de survivants d'après ce qu'on m'a dit.

Retour en arrière : 1988 Macapa, Brésil. Plus assez d'argent pour prendre un avion. Obligé de traverser toute la forêt amazonienne, direction la frontière à Oyapoque, dans la benne d'un camion, avec dix malheureux garimperos (3). Le voyage est gratuit, mais faudra pousser le camion en cas d'enlisement. Je négocie pour avoir une place à côté du chauffeur, les autres sont dans la benne. La piste est boueuse et étroite. Il n'y a de la place que pour un seul véhicule de grosse taille, c'est le plus gros qui passe, l'autre doit s'écarter, c'est la loi de la jungle, au propre comme au figuré. Les attaques sont fréquentes, le chauffeur est armé. Tout le long du trajet, la piste ne fait que monter et descendre. C'est la saison des pluies, et à cause de la boue le trajet doit être fait d'un seul élan sous peine de rester embourbés en bas des côtes, ce qui ne tarde pas à nous arriver. Tout le monde descend pour pousser le camion, on a de l'eau jusqu'à la taille, je perds une chaussure dans la boue, les moustiques nous dévorent, quelle misère ! Un amérindien en pagne, s'approche de nous et distribue une poignée de manioc à tous les passagers. Nous repartons enfin ! Un peu plus loin, le camion s'arrête en haut d'une colline, le chauffeur coupe le moteur, il a l'air inquiet ! La piste redescend en pente vertigineuse jusqu'à un petit pont en bois, pour remonter jusqu'au sommet d'une autre colline. J'interroge le chauffeur : "sans visibilité, on doit s'arrêter pour écouter si un autre camion n'arrive pas dans l'autre sens, derrière la colline la bas". La piste est trop étroite pour que les deux camions se croisent ; en cas d'erreur, c'est le choc frontal en haut de l'autre colline ! Le chauffeur prête l'oreille, aucun bruit de moteur de l'autre coté! Il boit une gorgée de kachaza, fait son signe de croix, et démarre, en accélérant à fond, la sueur perle sur son front. En traversant le pont en bois, les planches s'enfoncent, le pont voltige et craque de partout nous ballottant dans tous les sens ; sur les côtés pas de rambarde, rien ne dépasse, y a juste la largeur du camion. En bas, le précipice. On remonte la côte toujours à fond de cale, on arrive au sommet, je me cramponne en fermant les yeux, et miracle, on passe ! Quelle frayeur! Cet enfer durera encore trois jours, avec à chaque côte le risque de percuter un autre camion. (2)

(1) Ces locomotives à vapeur n'existent plus : elles ont été réformées il y a quelques années et remplacées par des michelines.

(2) La piste Macapa-Oyapoque a été refaite : aujourd'hui, elle est beaucoup plus large et en grande partie goudronnée.

(3) Garimpero : chercheur d'or en brésilien.