Une planète ! Une planète inconnue et mystérieuse à quelques centaines de milliers de kilomètres, droit devant, autant dire un saut de puce pour le Blogborygmus !

Le lieutenant Taanb-Ouhrin se sentit gagné par une douce et euphorique excitation. Et si...

Il enclencha fiévreusement tous les instruments de mesure (manuellement, car il se méfiait de l'ordinateur de bord). Gravité, présence d'eau, composition de l'atmosphère, tous les indicateurs se révélèrent l'un après l'autre compatibles avec les fonctions vitales des membres de la Fédération, et donc avec celles des membres de l'équipage.

Cette planète pouvait les accueillir ! Il avait découvert un nouveau monde, un nouveau jardin d'Eden où bâtir une seconde civilisation strictéraide ! Un sourire illuminait maintenant sa face.

- Je te baptiserai "Nouvelle Strictéraide" !... Ou bien "Taanb-Ouhrina", après tout je suis le découvreur !

Son sens du devoir et du respect des règlements finirent par l'extraire de ses rêveries : il devait référer au plus tôt de sa découverte au capitaine Saoul-Fifre.

Celui-ci n'était, étrangement, pas en train de ronfler au milieu de sa basse-cour dans sa cabine.

Le lieutenant alla toquer à la porte du docteur Scoot. Celui-ci refusa de lui ouvrir, arguant qu'il était déshonoré depuis ses dernières recherches sur interplanet : son profil Spacebook révélait qu'il avait regardé une vidéo à tendance clairement zoophile sado-masochiste mettant en scène deux jeunes pécaris et il était infoutu d'effacer cette trace d’infamie ; il préférait donc se terrer une dizaine d'années dans sa cabine, le temps que ça se tasse.

La Poule n'était pas non plus présente dans les parages, bien qu'une cinquantaine de patères récemment fixées au mur de la coursive attestait de son passage récent. Elle avait vraisemblablement découvert un coin inexploré du vaisseau où aller installer un séchoir à compression mécanique de vapeur ou une chatière électronique.

Le caporal Andy Amo ronflait toujours comme un bienheureux, inconscient de la découverte extraordinaire du lieutenant.

Taanb-Ouhrin fut dépité de ne pouvoir partager son exaltation avec quiconque.

C'est à se moment-là que le capitaine Saoul-Fifre fit son apparition au fond du couloir. Il revenait d'on ne sait où, vêtu de ce qui avait dû être un bleu de travail mais s'apparentait maintenant plutôt à un marronnasse de travail, portant une sorte de hotte sur le dos.

- Capitaine ! Capitaine !
- Ah, Tantan, tu tombes bien, je voulais te montrer ma récolte !
- Oui... heu... mais...
- T'es peut-être pas au courant, mais j'ai planté quelques ceps de vigne dans un coin de la soute, histoire de pouvoir faire mon propre pinard. S'agit pas de tomber à court de carburant en cours de voyage, hein ?

Cette dernière phrase, appuyée par un lourd clin d’œil, tira un rictus de sourire forcé au lieutenant. Mon dieu ! Et c'était ÇA le capitaine du Blogborygmus !

- Très bien, capitaine, mais...
- Si tu savais le mal que j'ai eu pour que ça pousse sans soleil ! Heureusement, la Poule m'a installé des projos à vapeur de sodium. Bon, évidemment, ça tire un peu sur les réserves d'énergie du vaisseau. Et puis un peu sur celles d'eau, aussi : faut bien arroser, hein ? Mais je suis sûr que ça va nous faire un bon rouge bien gouleyant, tout ça, ça en valait la peine !
- Capitaiiiiine ! Ecoutez-moi, je vous en prie : j'ai découvert une planète !
- Une planète ?
- Oui, venez voir par vous-même : une planète habitable sur laquelle nous allons pouvoir débarquer et nous installer !

Saoul-Fifre jeta un œil suspicieux à l'écran de contrôle.

- Non !
- Hein ? Comment ça, non ?
- Non. Ta planète, je la sens pas !
- Vous ne la... sentez pas ?
- Yep. D'abord, elle est de teinte rosée. J'ai un a priori négatif contre le rosé. Et puis je la sens pas : elle ne me paraît pas franche du collier !

Le lieutenant Taanb-Ouhrin resta interdit par tant de subjectivité primaire.

- Mais enfin, capitaine ! La gravité est comparable à celle de la Terre ou de Strictéraide. Idem pour la composition de l'atmosphère. Il y a de l'eau à la surface. Aucune trace de vie n'a été détectée, dont pas de risque de se trouver nez à nez avec quelque monstre assoiffé de sang... Que voulez-vous de plus ?
- Rien. Mais tu ne me fera pas poser un pied sur une planète rosée, c'est tout ! Je la sens pas, je te dis !

Le lieutenant Taanb-Ouhrin soupira.

- Ecoutez, capitaine ! Puisque c'est ainsi, je vais aller débarquer moi-même sur cette planète, histoire de vous prouver qu'elle est parfaitement accueillante et viable pour nous ! Après tout, c'est moi qui ai découvert Taanb-Ouhrina, c'est à moi d'y poser le pied le premier !
- Taanb-Ouhrina ?... Mouhahahahahaha !!! T'as raison, le rose, ça t'ira au teint ! Mouhahahaha !!!!

Vexé par le rire gras du capitaine, le lieutenant Taanb-Ouhrin claqua des talons, pivota sur lui-même et partit d'un pas rageur s'installer dans un module de débarquement.

Une demie-heure plus tard, son visage s'afficha sur l'écran de contrôle.

- Ici le module de débarquement B-3. Blogborygmus, est-ce que vous me recevez ?
- Tu sais bien que je sais recevoir, Tantan !
- Hem... Bon, capitaine, je suis en train d'atterrir sur Taanb-Ouhrina. Je vais brancher les caméras extérieures. Vous pourrez admirez mes premiers pas sur la planète, et puis cela permettra de conserver un enregistrement de cet instant historique !
- Mouais... N'empêche que je la sens pas, ta planète rose, Tantan !
- Voilà, j'y suis. Je vais déverrouiller le sas et descendre...

Le capitaine Saoul-Fifre, rejoint par le caporal Andy Amo (qui émergeait de sa petite sieste) et la Poule (qui venait installer un home cinéma dans la salle de contrôle), vit, sur l'écran de contrôle, le lieutenant émerger du module et descendre solennellement un à un les barreaux de l'échelle.

Taanb-Ouhrin s'arrêta sur le dernier barreau, regarda fixement la caméra, l'air pénétré, et asséna quelques mots qu'il voulait historiques :

- C'est un petit pas pour l'homme, mais un grand pas pour la Fédération !

Et il posa le pied sur la surface rosée. Puis le second. Et ne bougea plus, malgré quelques efforts apparents.

- Heu... Blogborygmus ? Je crois qu'on a un problème !
- Quoi qu'y n'y a, Tantan ?
- Eh bien... heu... je crois que je ne peux plus vraiment décoller mes pieds de la surface du sol... Et j'ai même l'impression qu'ils s'enfoncent un peu dedans !

Effectivement, sur l'écran, les membres de l'équipage présents pouvaient voir disparaitre peu à peu la semelle des chaussures du lieutenant dans le sol, puis ses pieds eux-mêmes.

- Blogborygmus ? Est-ce que vous pourriez venir me chercher ? Parce que là, ça ne va pas fort et... aïe !... ça fait mal, très mal ! Ouille !

Ses jambes s'étaient enfoncées dans le sol jusqu'à mi-cuisse quand, grâce à un treuil dégotté on ne sait où par la Poule, le lieutenant Taanb-Ouhrin put être remonté à bord du Blogborygmus.

Enfin, pour être plus précis, il put être remonté en partie : de ses jambes immergées dans le sol spongieux de Taanb-Ouhrina, il ne restait plus rien !



- Alors Tantan, comment ça va ?

Sur le lit de l'infirmerie, le lieutenant Taanb-Ouhrin grimaça un vague sourire.

- L'expression est malheureuse, capitaine : à strictement parler, je ne peux plus aller par mes propres moyens.
- Je te l'avais pourtant bien dit que je ne la sentais pas, ta planète rosée !
- Je suis en train de finir de rédiger mon rapport, capitaine. Je n'ai fait qu'une erreur insignifiante dans les mesures. Quand j'ai dit que je n'avais détecté aucune forme de vie sur cette planète, ce n'était pas tout à fait vrai : la mesure donnait un résultat de 1, mais j'ai considéré que c'était un bruit statistique dû à l'incertitude sur la mesure. J'ai eu tort, il y avait bien une forme de vie : la planète elle-même qui s'est révélée être un gros organisme qui digère tout ce qui lui tombe dessus...
- Si tu sortais le nez de tes instruments pour faire confiance à ton pifomètre comme mézigue, ça n'arriverait pas, Tantan ! Voilà une aventure dont tu ne sors pas grandi !... Mouahahahaha !!!

Le lieutenant Taanb-Ouhrin dut s'astreindre à esquisser un nouveau rictus vaguement souriant, bien qu'il trouvât l'humour de son supérieur hiérarchique particulièrement lourd. L'humour était de toute façon un concept totalement inconnu de la civilisation strictéraide.

- Mais regarde plutôt, Tantan, la Poule a un cadeau pour toi !

La représentante gallinacéïforme de la civilisation Kot-Kot venait d'entrer dans la pièce, tirant derrière elle un lourd assemblage métallique.

- Cot cot cot cot cot cot codec !
- Elle dit : tiens, Tantan, c'est pour toi !
- Cot cot cot cot cot cot codec !
- Elle dit : ce sont des prothèses pour tes jambes.
- Cot cot cot cot cot cot codec !
- Elle dit : elles sont mues par un petit moteur alimenté par une mini-chaudière au charbon et par un circuit de vapeur sous pression de 80 bars.
- Cot cot cot cot cot cot codec !
- Elle dit : attention, c'est un peu lourd !
- Cot cot cot cot cot cot codec !
- Elle dit qu'il te faudra sûrement une petite phase d'apprentissage !

Une larme d'émotion coula sur la joue du lieutenant. Tant de sollicitude à son égard le touchait profondément.

Une heure plus tard, une larme coulait toujours sur la joue du lieutenant, mais ce n'était plus une larme d'émotion, c'était une larme de douleur après que son nez se soit encastré pour la énième fois dans un mur.

La Poule n'avait pas menti : l'apprentissage était douloureux. Les prothèses pesaient une tonne, faisaient un bruit de tracteur rouillé, émettaient de temps à autre de furieux jets de vapeur, et donnaient au lieutenant une démarche chaloupée dont il était peu coutumier.

Quelques heures plus tard, alors qu'il essayait de regagner tant bien que mal sa cabine pour s'y reposer un peu, il entendit le capitaine Saoul-Fifre chantonner, sur son passage, une vieille chanson terrienne : "le p'tit train s'en va dans la campagne..."

Le lieutenant Taanb-Ouhrin sentit qu'il y avait encore de la dérision là-dessous, mais il renonça à comprendre et à essayer d'esquisser un vague rictus souriant. Il se contenta de continuer sa lente progression, les épaules plus basses que jamais, dans un bruit de métal hurlant et de vapeur furieuse.