La très aventureuse vie du Chevalier de Tant-Bourrin et de son écuyer Saoul-Fifre (Chapitre XIX)
Par Tant-Bourrin, mercredi 31 octobre 2012 à 00:11 :: Chroniques médiévales :: #1553 :: rss
(lecture préalable des chroniques précédentes conseillée)
Où le Chevalier de Tant-Bourrin se mêle à la plèbe
XIIIème siècle après Jésus-Christ - Quelque part dans le Royaume de France
L'étrange équipage cheminait, dans une nuée de poussière soulevée par les sabots des montures, sur un mince chemin caillouteux qui serpentait dans la plaine, dans la chaleur ardente d'un automne médiéval tardif.
En tête, le Chevalier Hippobert Canasson de Tant-Bourrin, les épaules affaissées, la mine longue, triste et encore grêlée de morve séchée depuis sa dernière aventure, l'aura définitivement en berne, chevauchait son blanc destrier, rythmé par le clinquement sinistre de son armure déstructurée.
Derrière, doucement bercé par le pas zigzaguant de sa bourrique miteuse et alcoolique, son écuyer Saoul-Fifre, la face plus rubiconde que jamais sous les effets du soleil et de la mauvaise vinasse, un sourire béat et légèrement baveux aux lèvres, auréolé d'une myriade de mouches plus flamboyante que jamais, dormait du ronflement du juste.
Mais le Chevalier, depuis quelques heures, était soucieux, comme en témoignait l'infime tic nerveux qui lui faisait battre la paupière gauche toute les demi-secondes. Sa chevauchée vers de nouvelles aventures emplies de veuves et d'orphelins à secourir - même si, avouons-le, sa foi et son ardeur commençaient à se lézarder méchamment - était de plus en plus ralentie par d'autres véhicules : chevaux, carrioles, chars à bœuf, charrettes à bras, etc.
Au début, il put se faufiler entre les obstacles (la mule zigzagante de Saoul-Fifre fit d'ailleurs merveille dans cet exercice), n'hésitant pas à doubler en passant sur le bas-côté. Mais bientôt cet échappatoire lui fut interdit, car le chemin s'urbanisait, hérissé de chaumières de plus en plus nombreuses et rapprochées.
- Par la malepeste ! Mays que ce passoit-il doncques ? On n'avansçoit qu'au pas d'une tortue !
- Rrrrrr.... zzzzzz.... rrrrrr.... zzzzzz...
- Espèsce de résydu d'escuyer, je te parlois !
- Rrrrrr.... zzzzzz.... rrrrrr.... zzzzzz...
BLONK !
Le hachoir à viandasse du Chevalier venait, d'un grand coup de plat sur le sommet du crâne, de tirer brutalement Saoul-Fifre du pays onirique des naïades voluptueuses et de la vinasse coulant à flot pour le ramener au monde réel des Chevaliers colériques et des reproches coulant également à flot.
- Je ne te payois poinct pour roupiller à longueur de journée, escuyer à la mancque !
- Gné ?... Heu... Oui, Messyre ! Je me livrois juste à une minyme séansce d'introspectyon, ryen de plus, je vous le jurois !
- Appelois-moy Ducouillon, tant qu'y estois ! Mays baste ! Disois-moy par quelle malédictyon nous n'avansçons plus guère ! Il sembloit qu'un vil géant s'estoit amusé à planter malignement des cents et des mils de chaumières le long du chemyn et à jeter des brassées de carrioles sur la route pour nous ralentir !
- Ah, c'estoit tout ce que voulesz savoir ? Eh bien, Messyre, c'estoit juste qu'approchons de Paris : la circulatyon devenoit plus dense !
- Par les couillasses du Malin, mays qu'allons-nous fayre en icelle galère ?
- Je ne sais, Maistre, les routes de l'erransce estoient impénétrables !
Le chemin devenait de plus en plus congestionné au fur et à mesure que l'équipage approchait des murailles périphériques de la ville. Bientôt, il n'avancèrent plus guère que d'un demi-pied par heure. La fureur du Chevalier était à son paroxysme.
- Arrrrh ! Mays que faisoient doncques tous ces gueulx sur la route ? Ils ne pouvoient rester chez eulx ? Grrr, mays avansçois doncques, eh, rave ! (NDA : les patates n'avaient pas encore été importées en France à cette époque)
- Gardesz le vostre calme, Messyre, il suffisoit d'attendre que cela se dégageoit.
- Attendre ? Mays la justyce et le redressement des torts n'attendoient poinct ! Laissesz-moy passer ou j'allois dégainer le mien haschoir à viandasse quy chantoit !
- Heu... Messyre, l'usage du haschoir à viandasse estoit interdit par le code du chemyn, et il y ayoit là un gens d'arme : vous risquesz de perdre six poinct sur le vostre permis de cavaler !
Soudain, un petit miracle se produisit : la file de carrioles devant eux se remit à avancer doucement. Hélas, quand le Chevalier talocha son destrier pour qu'il avance à son tour, celui-ci refusa de démarrer, provoquant l'ire immédiate des charretiers derrière lui.
- Arrrh, mays que se passoit-il encor ? Avansçois, diable de bourrin !
- Heu... Messyre, je crains que la vostre monture ayoit calé. Elle ayoit mal supporté de rester ainsy à l'arrest en plein cagnard...
- Par la malepeste ! Une monture prescque neuve, de vingt-trois ans à peine !
- Las, je craignois que la panne ne soit difficilement remédiable. Je craignois qu'il ne falloit vous chercher aultre monture, Maistre.
- Une aultre monture ? Tu me croyois doncques riche itoument Crésus ?
- Je pouvois peut-estre vous arranger le coup, Maistre : j'ayois un mien cousin à Paris qui faisoit commerce de destriers vol... heu... de destriers de seconde main. J'estois sûr qu'il pouvoit vous fayre une offre abordable pour un magnifique pur-sang !
- Hum... Je me méfiois toujours des tiennes combines, itoument de celle de la tienne famille... Mays je supposois que je n'ayois poinct le choix ! Allons voir le tien cousin !... Mays comment allons-nous nous y rendre ?
- Il n'y ayoit qu'à prendre les transports en commun, Maistre, cela estoit fort pratique pour se déplacer en les murs de Paris ! J'allois juste garer la mienne bourricque en le parc que voicy. A propos, auriesz-vous de la monnaie pour payer le parcquage, Messyre ?
Plus dubitatif que jamais, le Chevalier de Tant-Bourrin suivit son écuyer qui le menait vers une grande baraque de bois.
- C'estoit une statyon du réseau de transport, Maistre, c'estoit là que l'on prenoit les carrioles communes !
- Les carrioles communes ? Tu voulois dire que j'allois me mêler à la populasce ?
- A la guerre comme à la guerre, Messyre ! Pensesz que cela estoit pour servir la noble cause quy estoit la vostre ! Tenesz, voilà le tournicquet. Normalement, il falloit insérer un petit parchemyn que l'on appeloit tytre de transport, mays comme il falloit fayre des économyes pour payer le vostre nouveau destrier, je vous invitois à m'imiter.
Et aussitôt, prenant appui sur les rambardes de part et d'autre du tourniquet, l'écuyer sauta par dessus l'obstacle avec une grâce dont nul n'aurait cru capable un poivrot grassouillet comme lui.
Le Chevalier, circonspect, se demanda quelle attitude adopter. Puis, prenant subitement son élan, il voulut imiter son serviteur. Hélas, sauter quand on est vêtu d'une lourde armure déstructurée et bringuebalante relève de la gageure : il se prit les pieds dans le tourniquet, ainsi qu'un mémorable râteau qui fit jaillir des dizaine d'éclats d'émail hors de sa bouche.
Il se releva, le nez ensanglanté, sous les félicitations de Saoul-Fifre.
- Bravo, Messyre, vous estes un vray Parisien, plus vray que nature ! Allesz, suivesz-moy, je vous prie, sur le quai.
Le quai en question était noir d'une foule grouillante. Monté sur un tabouret, un manant de la RATP (le Rassemblement des Attelages de Trait Parisiens) faisait tinter une cloche toutes les minutes avant de hurler :
- La vostre attentyon s'il vous plaisoit ! Par suyte d'un mouvement de contestatyon d'une certayne catégorie de personnel, le trafyc estoit fortement perturbé sur la ligne un. Nous vous prions de bien vouloir nous en excuser !
L'écuyer râla.
- C'estoit bien la nostre veine, Messyre ! Pour une foys que nous venons à Paris !
Une bonne demi-heure plus tard, une carriole bondée apparut et vint s'arrêter au bord du quai.
- Allons-y, Maistre, il falloit entrer couste que couste !
La mêlée fut homérique. Ça braillait, ça criait, ça se bousculait, ça s'injuriait, ça poussait, ça repoussait, ça pinçait, ça griffait, ça se torgnolait... Bref, une belle pagaille !
- Eh, dites doncques, vous ! On n'a pas idée de prendre les carrioles en commun avecques une armure !
Le Chevalier voulut dégainer son hachoir pour faire ravaler ses paroles à l'impertinent, mais la densité humaine était telle que la compression lui maintenait les bras collés le long du corps.
- Heu... cela ne sentoit poinct bizarrement, céans ?
Une minute après, par la grâce d'une odeur corporelle particulièrement prononcée, même pour cette époque peu regardante sur l'hygiène, l'écuyer avait fait le vide dans son immédiate proximité, ce qui permit au Chevalier de reprendre sa respiration et de remettre en place les anneaux de son armure particulièrement déstructurée.
Le voyage dura le temps de dix stations, jusqu'à ce que Saoul-Fifre prévienne son Maître.
- Nous arrivons à Castelet, Messyre, il falloit sortir et prendre la correspondance !
- Sortir, disois-tu ? Mays mirois doncques ! Les gueulx se pressoient tant en les deulx sens que rien ne bougeoit mie !
- Mays il le falloit absolument, Maistre, ou la carriole alloit redémarrer avecques nous au sien bord !
Sentant venir le danger d'un calvaire prolongé, le Chevalier réussit cette fois à dégainer son hachoir.
Ce fut une belle boucherie. Une minute plus tard, la décoration de la station Castelet avait été refaite couleur rouge sang, et un épais tapis de tripaille de gueux en recouvrait le sol. Le Chevalier avait retrouvé le sourire.
Le quai de la ligne deux était tout aussi noir de monde que le précédent.
- Vite, Messyre, voicy une carriole quy arrivoit à quai ! Il alloit falloir se frayer un passage entre ceulx quy vouloient monter et ceulx quy vouloient descendre !
Tout ragaillardi par le goût de l'aventure et du sang, le Chevalier de Tant-Bourrin se redressa, bomba le torse et fit tournoyer son hachoir à viandasse en hurlant :
- Place, bande de gueulx malodorants ! Laissesz entrer le Chevalier de Tant-Bourrin !
Cela fit son petit effet, renforcé par l'aspect effrayant des traces de morves incrustées sur son visage et de celles de sang qui maculaient son armure.
La porte de la carriole bondée s'ouvrit.
- Place, vyls marauds ! Laissesz passer le Chev...
Quelques instants plus tard, l'écuyer Saoul-Fifre traînait son Maître, où tout du moins ce qu'il en restait, hors de la station et l'allongea sur le pavé pour lui prodiguer quelques soins. Celui-ci ouvrit péniblement un œil et ânonna difficilement entre le peu de dents qui lui restaient :
- Gné ?... Mays qu'effe quy s'eftoit paffé, Faoul-Fifre ? Gne ne comprenoit poinct...
- Hem... Il se passoit, Messyre, que la carriole estoit bondée car elle arrivoit de la Défense, la foire interroyaumescque de l'armement et des sports de joute. Il y avait dedans deulx bons cents de Chevaliers armés jusqu'aulx dents quy vous estoient passés dessus quand ils descendirent à quai ! C'estoit moultement ballot, ça !
Le lendemain, l'étrange équipage avait repris sa route d'errance sur les chemins caillouteux et désolés, fuyant au plus vite la ville surpeuplée.
Devant, le Chevalier de Tant-Bourrin, la mine constellée de morve et d'écorchures, plus déconfite que jamais, l'aura réduite à néant, s'efforçait en vain de conserver un semblant d'allure en chevauchant la bourrique miteuse et zigzagante de son écuyer.
Derrière, son écuyer Saoul-Fifre, la face plus rougeoyante que jamais sous l'effort, les pieds endoloris, marchait en tirant tout le lourd équipement du Chevalier dans une nuée vrombissante de mouches mordorées et en priant pour que le Ciel veuille bien mettre rapidement un marchand de destriers low-cost sur leur chemin.
Car tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.
Commentaires
1. Le mercredi 31 octobre 2012 à 00:39, par Saoul-Fifre
2. Le mercredi 31 octobre 2012 à 01:06, par Gatrasz
3. Le mercredi 31 octobre 2012 à 09:51, par Andiamo
4. Le mercredi 31 octobre 2012 à 11:00, par Oncle Dan
5. Le mercredi 31 octobre 2012 à 16:57, par Blutch
6. Le mercredi 31 octobre 2012 à 19:21, par La Poule
7. Le mercredi 31 octobre 2012 à 19:45, par Andiamo
8. Le mercredi 31 octobre 2012 à 20:04, par Hippobert Canasson de Tant-Bourrin
9. Le jeudi 1 novembre 2012 à 01:49, par Gatrasz
10. Le jeudi 1 novembre 2012 à 07:17, par Hippobert Canasson de Tant-Bourrin
11. Le jeudi 1 novembre 2012 à 14:00, par gdblog
12. Le jeudi 1 novembre 2012 à 17:32, par croukougnouche
13. Le vendredi 2 novembre 2012 à 17:37, par Martine
14. Le samedi 3 novembre 2012 à 10:15, par Hippobert Canasson de Tant-Bourrin
15. Le lundi 12 novembre 2012 à 17:05, par Bof.
16. Le lundi 12 novembre 2012 à 20:03, par Hippobert Canasson de Tant-Bourrin
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