Ces petits détails qui pourrissent des chefs-d'œuvre
Par Tant-Bourrin, vendredi 17 octobre 2014 à 00:11 :: Saint Thèse, priez pour nous :: #1716 :: rss
Il en faut parfois bien peu pour gâcher une œuvre : un infime grain de sable peut suffire à gripper les rouages de l'émotion et à faire descendre de quelques degrés le plaisir ressenti. Un mauvais coup de pinceau du peintre qui, sous un certain éclairage, donne à penser que le sublime modèle avait une verrue sur le nez, et l'on ne voit plus que cela sur la toile, qui occulte la beauté d'ensemble du tableau.
Il en va hélas de même dans les chansons : j'en ai fait à maintes reprises la douloureuse expérience. Oui, douloureuse, car il a suffi que je remarque un jour un détail insignifiant dans des chansons que j'adorais pour me les rendre quasiment insupportables : quoi que je fasse, je n'entends désormais plus que ce détail.
Je vais ici vous en donner trois exemples...
Exemple n°1 : Eleanor Rigby (Beatles)
1966. Allant toujours plus loin sur le chemin de la créativité, les Beatles (Paul McCartney en l'occurrence) offrent au monde émerveillé une pure merveille de chanson pop, enrobée dans les arpèges d'un octuor de cordes, une ode triste et désespérée aux gens seuls, un magnifique travail pointilliste en quelques tranches de vie dérisoires : la vieille Eleanor Rigby qui ramasse le riz jeté lors d'un mariage dans une église, qui attend seule chez elle une visite qui ne viendra jamais, le père McKenzie qui reprise ses chaussettes, écrit des sermons que personne ne viendra écouter et, dans le dernier couplet, enlève la poussière sur la tombe d'Eleanor en passant dans le cimetière...
Les premières écoutes de ce chef-d'oeuvre furent pour moi pure magie. Jusqu'au jour où...
Jusqu'au sombre jour où, progrès technologique aidant, je l'écoutai non plus sur le vieux tourne-disque familial (qui pouvait même accueillir les 78 tours et les 16 tours !), mais sur la chaîne hi-fi de mon frère aîné, avec un casque stéréo vissé sur les oreilles. Et là, patatras ! Je pris de plein fouet dans les oreilles le mixage stéréo calamiteux de la chanson (que la video ci-dessus peine à reproduire pleinement).
La voix de Paul McCartney, sur les couplets, se retrouve mixée uniquement sur le canal droit, et elle ressurgit, brusquement centrée cette fois, sur les refrains, d'où une très désagréable différence de niveau sonore entre les deux. Pire : suite à une erreur de manip durant le mixage, la voix de Paul est centrée sur les deux premières syllabes du mot "Eleanor" au début du premier couplet avant de brusquement intégrer le seul canal droit. De même, les chœurs et l'overdub de Paul sur la fin du morceau se retrouvent remisés sur le canal gauche. Bref, du grand n'importe quoi ! Comment George Martin, le génial producteur des disques des Beatles, avait-il pu laisser passer cela ?
A sa décharge, il faut se replacer dans le contexte du milieu des années 60 : à cette époque, rares sont ceux qui disposent d'un équipement stéréo, le mono reste la norme. Aussi tous les efforts de production portaient-ils sur la version mono, peaufinée jusqu'à l'extrême, et la version stéréo était mixée à la va-vite en fin de processus. Résultat : une version mono impeccable, une version stéréo minable.
D'ailleurs, George Martin était bien conscient du problème. En 2006, dans l'album "Love", bande sonore pour un spectacle du Cirque du soleil, il entreprit de corriger son erreur et refit, aidé de son fils Giles, un mixage complet de "Eleanor Rigby".
N'empêche qu'en attendant, on s'était pelé pendant 40 ans un mixage stéréo foireux. Super !
Exemple n°2 : Âme caline (Michel Polnareff)
1969. Michel Polnareff est au sommet de son art et illumine les sixties françaises. Au milieu d'une belle série de tubes tous aussi imparables les uns que les autres, "Âme caline", sous ses airs de petite annonce innocente, raconte la quête de l'amour et m'enchante. Je me délecte de la douceur sucrée, finement instrumentée, de cette exquise mélodie. Jusqu'au jour où...
Sans doute, encore une fois, avais-je fait usage du casque (instrument maudit s'il en est !). Toujours est-il que ce jour-là, au lieu de me laisser bercer par le mélodieux ensemble de cette chanson, mon cerveau, subitement, se mit à en dissocier un instrument, un seul : celui qui fait "tin tin tin tin tin tin tin tin tin" à l'infini à l'arrière-plan pendant les couplets (il s'agit d'un clavecin, je pense). Jusque-là, il s'était fondu dans la musique, mais là, brusquement, je n'entendais plus que lui, par la grâce d'un mixage le mettant sûrement un chouia trop en avant.
Pourquoi cette fois-ci et pas avant, alors que j'avais déjà écouté ce morceau au casque ? Je ne saurais le dire, mystère ! Toujours est-il que le mal était irrémédiablement fait : je ne peux plus écouter ce morceau, même sans casque, sans que mes oreilles se concentrent instantanément sur ce foutu clavecin : tin tin tin tin tin tin tin tin tin tin tin tin tin tin...
Arrrrh ! 'tain ! 'tain ! 'tain ! 'tain ! 'tain ! 'tain !
Exemple n°3 : Nantes (Barbara)
1963. Après la mort de son père en 1959, il aura fallu quatre années à Barbara pour achever cette chanson autobiographique. Son père qui l'a réclamée à son chevet à l'heure de mourir, après des années de vagabondage, pour lui demander pardon. Pardon pour une relation incestueuse qu'il lui a fait subir, bien des années plus tôt. Un pardon qu'il ne pourra jamais entendre, car Barbara arrive trop tard à Nantes. C'est tout cela que conte "Nantes" (mis à part la relation incestueuse sur laquelle un voile pudique est jeté), sur une sublime mélodie, transcendée par la voix si émouvante de Barbara.
Dieu que j'ai aimé cette chanson. Jusqu'au jour où...
Jusqu'à ce sombre jour où, je ne sais par quelle maléfique mécanique du cerveau, mon esprit s'attarda sur une terminaison de phrase où la voix de Barbara semblait s'égarer un peu. Et puis, mises aux aguets, mes oreilles décelèrent une autre terminaison étrange. Et puis une autre. Et encore une autre...
Ce que j'appelle "terminaison étrange", ce sont des syllabes muettes parasites, des scories inutiles, qui viennent se greffer à la fin de certains mots. C'est souvent subtil, il faut tendre l'oreille. Voilà ce que j'entends :
- Nantes m'était alors inconnude (0'41")
- Depuis qu'il s'en était alléle (1'18")
- Longtemps je l'avais espéréze (1'21")
- Assis près d'une cheminéde (1'45")
- Se réchauffer à mon sourireme (2'46")
- Mais il mourut dans la nuit mêmeze (2'51")
C'est absolument terrible : ces quelques micro-sons parasites me pourrissent désormais littéralement l'écoute de la chanson. Entendons-nous : je ne suis pas un puriste qui exige une diction parfaite et une production sophistiquée, mais il m'est désormais impossible d'entendre l'enregistrement studio de "Nantes" sans que, à l'insu de mon plein gré, mon esprit se laisse happer par ces micro-défauts, comme un vêtement qui s'accroche à des ronces.
Voilà, tu la connais l'histoire... Il pleut sur Nantes, et je me souviens, les scories de Nantes rendent mon coeur chagrin.
Et toi ?
Oui, toi, derrière ton écran... Peut-être as-tu d'autres exemples de chansons que tu ne supportes plus pour un infime détail du même accabit ? Ce serait fort civil de nous en faire part. Qui sait, peut-être me rendras-tu une autre chanson que j'adore insupportable en braquant les projecteurs sur le petit truc que je n'avais jusque-là pas remarqué ? Allez, fais-toi plèz ! :~)
Commentaires
1. Le vendredi 17 octobre 2014 à 03:51, par Saoul-Fifre
2. Le vendredi 17 octobre 2014 à 07:52, par Tant-Bourrin
3. Le vendredi 17 octobre 2014 à 08:45, par Martine
4. Le vendredi 17 octobre 2014 à 10:04, par françoise
5. Le vendredi 17 octobre 2014 à 10:42, par Andiamo
6. Le vendredi 17 octobre 2014 à 12:31, par Tant-Bourrin
7. Le vendredi 17 octobre 2014 à 18:42, par Andiamo
8. Le vendredi 17 octobre 2014 à 20:32, par Bof.
9. Le vendredi 17 octobre 2014 à 23:56, par Blutch
10. Le samedi 18 octobre 2014 à 10:53, par Andiamo
11. Le samedi 18 octobre 2014 à 20:22, par Bof.
12. Le dimanche 19 octobre 2014 à 07:41, par Tant-Bourrin
13. Le dimanche 19 octobre 2014 à 09:42, par Andiamo
14. Le dimanche 19 octobre 2014 à 09:45, par Célestine
15. Le dimanche 19 octobre 2014 à 17:28, par la meuf du 30 mais alors!!
16. Le lundi 20 octobre 2014 à 00:05, par Blutch
17. Le lundi 20 octobre 2014 à 05:47, par Tant-Bourrin
18. Le lundi 20 octobre 2014 à 09:12, par gdblog
19. Le lundi 20 octobre 2014 à 10:10, par Saoul-Fifre
20. Le mardi 21 octobre 2014 à 05:42, par Tant-Bourrin
21. Le mardi 21 octobre 2014 à 10:21, par Andiamo
22. Le mardi 21 octobre 2014 à 14:24, par Saoul-Fifre
23. Le vendredi 24 octobre 2014 à 11:58, par françoise
24. Le vendredi 24 octobre 2014 à 12:43, par Andiamo
Ajouter un commentaire
Les commentaires pour ce billet sont fermés.