...et qu'il n'a donc pas pu me guider personnellement dans la dégustation, au cours de séances gourmettes qui se seraient terminées tard dans la nuit, en matière de pinard je ne suis pas un voyageur sans barrique à la "Jean La nouille" : mes racines sont surtout celles de vieilles vignes qui savaient creuser profondément pour aller chercher leur génie dans des alchimies géologiques transcendantes, et lancer leurs sarments à l'assaut du ciel conquérir la lumière et la décomposer en couleurs rutilantes. L'humilité chez le vigneron, c'est l'acceptation de l'évidence. Le vin vient de l'humus et y retourne. Les terroirs font les hommes autant que les hommes façonnent les paysages et dans certains lieux tenus secrets, caves, grottes, des distillats se transmutent dans des creusets interdits. Le Limousin, où je viens de passer quelques jours, est Terre propice à ces incantations, et ses fils, assez solides pour résister aux énergies mises en jeu.

Introduits par Margotte, dont une bonne partie du sang appartient en ligne directe à ce terroir, nous fûmes invités à leurs Agapes par un couple de voisins, initiés de toute éternité, le savoir traditionnel leur ayant été transmis, instillé goutte à goutte, patiemment, avec constance, renouvelé à chaque génération, et nous pûmes constater sur eux la perfection et l'efficacité des formules de protection, stables depuis la nuit des temps. Rien ne semblait devoir les atteindre, fragiliser ces deux corps massifs, comme taillés dans ce socle granitique primaire si solide, équilibrant et sécurisant aux pieds limousins. Une force incroyable sourdait de leurs visages, une énergie dans les tons rouges émanait de leurs yeux, faisait briller leur peau aux vaisseaux apparents, sculptée par le froid, délavée d'intempéries et d'intempérances. Une longue expérience devait être nécessaire, une pratique répétée, fidèle et assidue des libations populaires, voilà le sentiment admiratif qui éclipsa tous les autres dès le début de la cérémonie. Leur mental impressionnant, leur concentration leur permettait de maîtriser les esprits volatils malins et alcalins de l'alcool et de n'en ingérer que la quintessence conviviale. Ils connaissaient le Secret et allaient essayer de nous en enseigner la Prime Arcane.

La messe païenne commença par un champagne sans étiquette, un brut costaud, très aromatique, que nos hôtes et quelques-uns de leurs amis du village se font envoyer en grosse quantité par un petit éleveur d'Epernay avec qui ils ont sympathisé au cours d'un voyage de sélection / dégustation. Un petit qui pouvait en remontrer à bien des gros, mais peut-être, s'il faut absolument se permettre une critique, un peu fort en degré, surtout que nous étions à jeun en prévision et que la pratique des amuse-gueules et autres toasts citadins est regardée avec mépris par le Limousin, ferme sur la coutume.

Nous étions donc cinq autour de la table, bien encastrés dans ces superbes fauteuils de châtaignier, mais ma belle-mère, si elle a poliment goûté à tout, a toujours refusé que l'on re-remplisse son verre, et Margotte, mon dieu, n'a pas cet irrépressible besoin des hommes de se mesurer à leur propre contenance, et, tout en faisant honneur à ses ascendances locales, ne s'est pas mise minable comme nous autres, l'autre couple de professionnels, là, et votre serviteur, débutant confirmé.

Un, dos, très, le 3 a toujours représenté la perfection divine, symbole de l'équilibre par excellence : un tabouret à 3 pieds sera toujours solide et bien calé quelles que soient les irrégularités du sol, ce qui n'est pas le cas du quadrupède. La vieille blague d'ivrogne qui veut qu'on ne parte pas boiteux, sur une seule jambe, en n'ayant bu qu'un seul verre, aurait plus de fondement sémantique si elle disait : tu ne vas pas partir sur tes deux jambes, malheureux ! Prends une canne... Une, deux, trois rôteuses de décapsulées, c'est un bon chiffre et un apéro classieux. Un lâcher de petites bulles qui donnait gaiement le départ des festivités.

Plateau de charcuteries limousines faites maison. Pâté, saucisses sèches, boudin, jambon... Le "Cul-noir de Saint-Yrieix", une race locale de porcs, a une viande d'une qualité incomparable. Au lieu des quelques mois d'engraissement que nécessitent les races insipides trafiquées par les agrocrates de la perfide Albion, le Cul-noir demande d'être nourri avec amour pendant 3 ans pour que sa viande atteigne la plénitude de sa maturité olfactive et savoureuse. Un quarteron d'éleveurs passionnés et désintéressés s'appliquent à développer le nombre de reproducteurs en faisant une véritable œuvre de missionnaire auprès de leurs collègues. Une fois traitée avec respect selon des recettes familiales inchangées depuis des lustres, c'est dans la Rolls de la cochonaille que nous allons passer les instants suivants. Un Gigondas de propriétaire, pas trop jeune, sera largement assez charpenté pour se colleter avec les odeurs puissantes, un peu entêtantes de cette charcuterie d'exception. Un, dos, très, le rythme s'installe.

La paella poissons et fruits de mer attendait sagement son tour sur le brasero aux braises mourantes. Les filles, après avoir pité quelques morceaux finement épicés, optèrent sans vergogne pour le breuvage qui est sans conteste la honte de la profession : le rosé, et en l'occurrence le pire, de Provence. Le raisin, qui, déjà, est de plus en plus séparé de sa grappe par les machines à vendanger, ne macère même plus avec sa peau et ses pépins. Le jus est de suite soutiré et perd de ce fait ses tanins, ses anthocyanes, ses polyphénols, tous éléments conseillés par la Faculté pour la conservation naturelle du vin et ses effets bénéfiques sur les maladies cardio-vasculaires (mais pas aux doses dont nous parlons ici !). Les garçons préférèrent, dans un but sanitaire bien évidemment, un Fitou épais dont la température (bizarrement écrite sur l'étiquette) était de 13°, et qui se maria sans gros problèmes avec le safran pimenté à l'espelette. Là également : un, dos, para nosotros, y très, ... para las ninas.

Arriva une proposition inestimable à laquelle je ne regretterai jamais d'avoir acquiescé : un trou limousin, mais l'un de ceux dont on ne remonte pas identique. J'ai une addiction particulière envers les alcools blancs. J'en ai bu, j'en boirai, je m'essaye à leur fabrication, j'aime leur transparence totale, leur eau pure, je les collectionne et les classe dans mes papilles, je recherche les crus rares, les années mythiques, j'aime l'eau, j'aime la vie, j'aime l'eau de vie, et j'affirme ici, devant notre témoin, (mais après l'afflux de visites dues au talent de Tant Bourrin, ai-je le droit de faire perdurer ce vieux gag ?) que jamais je n'ai bu pareille merveille. J'ai pourtant une préférence pour les alcools tirés des drupes de prunus, quels qu'ils soient, mais là, il s'agissait d'un simple marc. J'allais dire d'un vulgaire marc, car le marc, fabriqué en principe à partir de tas de rafle exposés à la pluie après qu'on en ait exprimé tout le jus, ou bien issu de la distillation d'excédents choisis parmi les plus mauvais vins de consommation courante, est rarement buvable... Mais celui-ci avait son histoire : le père de notre hôte avait acheté sur pied la récolte de quelques rangées de vigne Muscat, l'avait laissée mûrir au maximum, pour recueillir tous les sucres et même les débuts de fermentation noble, l'avait vendangée "à la Sauternes", en ciselant au sécateur pointu, pour les jeter, tous les grains pourris ou malades, avait enfin vinifié dans les règles de l'Art ce nectar dans l'unique but de l'amener à l'alambic. Ce gars là savait ce qu'il faisait : sa gnole, qui commençait à avoir de la bouteille puisque lui-même était les deux pieds contre la muraille de son caveau depuis longtemps, son "Muscat" était riche, ample, muscaté bien sûr, mais sans cette acidité qu'ont trop souvent les raisins de bouche ramassés trop tôt pour mieux "présenter". Je restai le nez plongé avec délices dans le grand verre à cognac où on me l'avait servi, sans oser y tremper mes lèvres, juste pour faire durer le plaisir, tellement les effluves qui squattaient mes naseaux étaient prometteuses de bonheurs plus élevés. Je finis par n'en plus pouvoir et m'en jetai un coup derrière la cravate. Tous mes sens saturés, je perdis connaissance de tout, sauf de ce diamant liquide qui m'occupait seul l'esprit. Je n'écoutais plus la conversation, je murmurais juste en sirotant à petites gorgées : c'est TROP bon... Et ça durait, ça durait... Il faut dire qu'en regardant mon hôtesse me servir, j'avais remarqué sa technique on ne peut plus particulière : d'un mouvement vif du poignet, elle mettait le goulot dans le verre, bouteille complètement renversée mais bien verticale, et laissait glouglouter avec violence avant de la redresser in extremis. Autant dire que son but n'était pas d'en verser le moins possible. Le papet avait dû distiller un hectare de muscat et l'approvisionnement était assuré.

Pendant ce temps, notre hôte avait sorti le soufflet, ranimé les braises et lancé les brochettes. Là non plus, pas n'importe quelles brochettes. Etant d'une famille de bouchers, il connaissait les bons morceaux, ceux que les pros se réservent ou mettent de côté pour leurs clients connaisseurs. Il s'était fait découper des carrés dans la POIRE ! La poire étant un petit morceau en forme de poire, d'où son nom, qui pèse moins que rien, et, pour préparer tout ce qu'on s'est mis de ces brochettes délectables dans le cornet, le boucher a dû tuer trois ou quatre taurillons ? Enfin, c'était bien bon, surtout arrosé d'un Haut-médoc parfait-parfait dont je ne me rappelle plus le nom. Mais comment a-t-il deviné que le Haut médoc est mon Bordeaux préféré, le bougre ? J'ai commis l'impolitesse de le lui signaler et il est allé illico chercher les sœurs des trois premières bordelaises défunctées prématurément.

Ça tombait bien, le plateau de fromages arrivait, et en Limousin, ils s'y connaissent en fromage ! Il n'y a pas besoin d'aller bien loin pour trouver un Salers d'un autre monde, par exemple. Croûte de dix centimètres d'épaisseur, celui-ci était millésimé 2003. Et bien moi je dis que c'est une bonne année. Le saint Nectaire était crémeux à souhait, sucré, sans cette odeur de cave jamais aérée que certains ont. Le Bleu d'Auvergne valait le voyage à lui tout seul. Il laissait derrière lui les 3/4 des roqueforts injustement adulés. Le bleu souffre de la présence sur les rayons de supermarché de ces tas de pâte blanc-bleu bouillis et sous-plastiqués qui portent le même nom que lui. Lui qui, à base de lait de vache, mais grâce à un coup de patte ancestral, arrive à développer des arômes improbables, pleins de douceur et de force à la fois ? Et l'autre fromage à la mie de pain qui la ramène ? Mais c'est facile d'avoir un goût musclé quand on est fait avec du lait de brebis qui broutent des camps d'entraînement militaire ! Ha le vin et le fromage, comme ça va bien ensemble ? Et un peu de fromage pour finir mon vin... Et un peu de vin pour finir mon fromage, comme on disait chez moi...

Attention délicate, le dessert est une salade de fruit. C'est frais, c'est léger, ça se transforme en alcool dans l'estomac, tout pour nous plaire... Ma belle-mère, qui décidément ne comprendra jamais rien au pinard, est arrivée avec trois bouteilles de Vouvray ROSÉ PÉTILLANT sous le bras ! Elle me force à en ouvrir une et je m'exécute, en me gardant bien d'y goûter. Mon nouvel ami et moi restons sur les valeurs sûres, son Haut-médoc de gala, toujours excellent même après la cinquième bouteille, ce qui est significatif du vraiment grand vin. Le vin frimeur peut faire illusion à la 1ère bouteille, mais il montrera OBLIGATOIREMENT ses faiblesses dès la 2ième. Il faut absolument que je le rappelle pour lui demander l'adresse. Bon dieu ce château ! Fin, long en bouche, sans aucune épice désagréable, et avec surtout "ce cœur vert" (je ne sais pas comment le dire autrement) si caractéristique du terroir Haut-médoc, et qui lui donne toute sa fraîcheur... Terrible.

Mis en confiance par la qualité du 1er "Trou limousin", j'en accepte un second, à la poire, ce petit nouveau, pour accompagner mon café. C'est qu'il est déjà sept heures du soir et qu'il commence à faire nuit, mais bon, ces fauteuils en châtaignier sont si accueillants... Technique identique pour servir la Poire, et même verre tulipe géant : un seul tour de table et la bouteille est niquée. Leur Poire sauvage est aussi sublime que leur Muscat. Sa saveur de "fruit piqué par les abeilles" est géniale. Le jus s'écoule par les trous des piqûres, est séché, cuit par le soleil, se confise en quelque sorte et donne au fruit une odeur inimitable que le bouilleur de cru sut respecter. Cette maison mérite un détour, comme ils disent chez Michelin !

Il n'est compagnie si bonne qu'elle ne se quitte, mais avant, ils tinrent absolument à nous faire admirer quelques bronzes style "genre hideux" qu'ils semblent collectionner avec amour. Je fais l'erreur de poser mes fesses sur un des fauteuils du salon et mes yeux se posent sur une bouteille de Cardhu qui traînait là. Ho, une bouteille de Cardhu, dis-je avec plus ou moins d'à propos car je devais âprement regretter ces quatre mots exactement vingt minutes plus tard. Nous étions dans une maison organisée, des verres se trouvaient près de la bouteille, le coup de poignet toujours vif et précis fit son office et ce fut cette bouteille-ci qui fit déborder le vase. Les autres, bien sûr, innocentes comme le Pastis qui vient juste de sortir du doseur, n'y étant pour rien. Les filles, dégoûtées, nous abandonnèrent à notre triste sort, nous nous mîmes à tenir (avec une certaine difficulté d'élocution) des propos d'ivrognes, certaines paroles étant de purs copiés-collés de chansons du Grand Jacques. Dans un accès de confiance mal placée, je pris mon collègue par le bras et lui dis :

"Allez, on va prendre l'apéro chez moi, tu vas voir, c'est rigolo, l'apéro chez moi, y a des tas d'alcools bizarres, des bouteilles du temps ou y avait encore dix brasseries/distilleries dans le village...".

Je me rappelle très précisément que nous avons traversé à petits pas le boulevard, avec une grosse trouille au ventre de nous faire écraser par plus atteint que nous. Nous sommes arrivés chez moi, je n'ai plus parlé d'apéro, ni les autres, d'ailleurs, je me suis concentré en serrant les dents sur ce simple but : maîtriser les soubresauts de mon œsophage. J'y suis parvenu en fermant les yeux, en restant parfaitement immobile et en priant très fort pour que quelqu'un les foute dehors. Ils ne devaient guère être plus reluisants que moi, tout professionnels qu'ils étaient, car ils ne se sont pas attardés. La porte à peine refermée sur eux, j'ai lâché la bonde, j'ai vomi tripoux et boyaux. On a sa fierté : j'ai peut être craqué le premier, mais pas devant eux. Je suis monté me coucher, à peine allongé, j'ai remis une couche de cire d'abeille sur le parquet, évidemment, j'ai penché le plat : ça a coulé. C'est ce qui pouvait m'arriver de mieux. Tout ce que j'ai rejeté n'a pas continué à percoler par osmose dans mon sang pendant toute la nuit ?

Le lendemain, j'ai revu les pros. Ils m'ont dit : "Alors, on remet ça ?". J'ai décliné. Et pourtant j'ai besoin, régulièrement, de partir ainsi à la recherche de mes racines, de me replonger dans la France profonde...

Une France profondément assoiffée...