"- Mais pourquoi es-tu si froide et si distante avec moi, Suzan ? Tu sais bien que je ne souhaite que ton bonheur."
"- Oh, John, j'ai... j'ai si peur de l'amour, si peur... de souffrir à nouveau... Je..."

CLIC

L'écran devient noir juste avant que les lèvres ne se rejoignent en un baiser torride, enveloppé de sirupeuses volutes de violons. Elle pose la télécommande sur le bras du vieux canapé. Ces séries l'ennuient tellement. Tout l'ennuie tellement.

Elle écoute le silence de l'appartement au coeur de cet interminable après-midi aux volets mi-clos. Le silence ? Non, pas tout à fait : quelques mouches bourdonnent, frôlent parfois son visage, heurtent sporadiquement le carreau.

Que pourrait-elle faire pour tromper son ennui ?

Elle est déjà sortie ce matin faire ses courses, a croisé quelques voisines, a échangé quelques banalités un quart d'heure avec Mme Ruiz, a feint d'oublier de courts instants sa lassitude. Et puis elle est rentrée.

Oui, que pourrait-elle bien faire pour se désengluer de cette torpeur qui la saisit ?

Aller au club du troisième âge ? Non, la compagnie de vieux et de vieilles aussi décrépits qu'elle la déprime, leur affaissement est le sien, leurs plaintes continues sur le temps qui passe, sur leurs douleurs articulaires, sur le monde qui était mieux avant, tout cela lui donne le cafard.

Lire ? Non, sa vue a bien baissé. Lire la fatigue désormais. Lire appartient au passé.

Quoi alors ? Rien. Elle sent l'usure en elle.

Elle préfère rester là à écouter les mouches bourdonner.

L'une d'entre elles se pose près de la trace brunâtre sur la banquette du canapé, là où Bernard posait sa nuque quand il lisait son journal ou regardait la télévision.

Et son regard s'y perd.
Elle revoit.
Elle revit.
Les années de joie, de galère, de tendresse, les coups de gueule, les réconciliations, les silences, la lente mue des sentiments, la complicité muette d'un vieux couple sous la patine du temps et des habitudes.

La souffrance aussi.

Celle, inextinguible, de ce jour de novembre, il y a plus de trente ans, où leur fils les a quittés brutalement dans un hurlement de métal fracassé.

Celle, tout aussi vivace, de la lame du cancer qui, en quelques mois, a décollé son Bernard de la vie.

Ses hommes. Réduits à l'état de photos sur le poste de télévision.

Elle songe à la chanson de Brel.
Il ne manque plus au décor que le ronronnement de la pendule d'argent.
Bernard, qui aimait tant Brel, ne pouvait plus écouter cette chanson. Elle lui déchirait les tripes, le souffle, le coeur, et lui laissait l'âme à nu. Il se voyait vieillir, il la voyait vieillir, il ne supportait plus le miroir des paroles.

   "Et l'autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
   Cela n'importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer"

L'enfer, ce demi-sommeil languide ?
Peut-être.
Elle écoute les mouches bourdonner.
Elle n'attend plus rien.
Elle a comme un goût de terre dans la bouche.