Il est des sujets lourds et graves dont il est difficile de parler.
Celui-ci en est un.
Qui touche à l'indicible.
Indicible comme la souffrance qui m'envahit tous les jours.
Tous les jours, sauf le week-end, car je ne prends pas le métro le samedi ni le dimanche.

Pardon ? Je suis trop mystérieux ? Vous ne saisissez rien de ce que je raconte ? Attendez, j'en viens au coeur du sujet, vous allez vite comprendre.

Voilà, chaque jour ouvrable, je prends le métro pour aller travailler. Et chaque jour, ce spectacle terrifiant s'offre à mon regard, collé sur la vitre de toutes les portes de toutes les rames de la RATP.

Terrible image en vérité que celle-ci, vous en conviendrez.

L'homme est ainsi fait qu'il a en lui cette chose étrange que l'on appelle "compassion". Quand je dis "l'homme", évidemment, je veux parler des hommes un peu plus raffinés, un peu plus civilisés, un peu plus sensibles, bref un peu plus parisiens et un peu moins bouseux que la moyenne.

Or donc, disais-je, certains, dont je fais partie, ont cette compassion chevillée au corps, cette étrange capacité à souffrir avec celui qui souffre dans sa chair, à pleurer avec celui qui pleure, à se couvrir la tête de cendres dès que quelqu'un a un pet de travers dans le monde.

Aussi le spectacle quotidien de ce pauvre lapin rose se faisant pincer très fort les doigts dans une porte de métro fait-il saigner mon coeur et monter les larmes à mes yeux.

Car j'imagine.
J'imagine le désarroi de ce jeune lapin, la main tranquillement posée sur la porte pour assurer son appui, riant, rêvassant peut-être, heureux d'être dans la plus belle ville du monde, pur et innocent, et dont l'existence bascule soudain dans l'horreur.

L'horreur d'un claquement sinistre.
L'horreur d'une douleur qui déchire les nerfs.
L'horreur et l'incompréhension qui se lisent dans le regard abasourdi du jeune lapin rose.

Souvent, je dois détourner les yeux, fixer le sol de la rame pour masquer maladroitement mes larmes, et essayer compulsivement de penser à autre chose. Mais en vain : même les yeux clos, l'image du lapin rose émerge peu à peu de mon maelström neuronal, se précise, envahit tout mon espace crânien.

Mille questions me taraudent alors... Qu'es-tu devenu depuis ce jour funeste, petit lapin ? As-tu perdu des doigts ? As-tu retrouvé l'usage complet de ta main ?

Heureusement, c'était la main gauche. Les statistiques sont là pour me rassurer : les gauchers ne représentent que 15% environ de la population. Il y a donc 85% de chance pour que ce tragique accident ne t'ait pas laissé un terrible handicap quasi insurmontable. Mais un doute m'envahit : la proportion de gauchers est-elle la même parmi les lapins que chez les humains ? Je tremble subitement d'effroi en réalisant que je n'en sais fichtre rien.

J'ai peur.
J'ai peur pour toi, petit lapin.
Peur de ce qu'il a pu advenir de toi depuis ce jour épouvantable.
As-tu réussi à surmonter ce trauma abominable ? Ou au contraire traînes-tu désormais cette blessure dans ta chair, cette cicatrice dans ton âme, ce doute et cette peur permanents qui doivent être les tiens ?

Oui, j'ai mal et pleure pour toi, frère lapin.

Ma décision est prise : je vais écrire à la RATP pour leur demander de bien vouloir retirer cette image terrible de leurs rames. Vouloir prévenir de tels accidents est louable en soi, mais le pouvoir traumatique du spectacle de ce pauvre lapin rose est trop choquant. Oui, je vais leur écrire ça.

Mais pas tout de suite, après manger, car le repas est prêt et j'ai grand appétit.

D'autant plus que mon épouse a préparé un bon civet. Mmmm, je m'en lèche les babines par avance ! Miam !