Bien sûr, nul n'aurait pu détecter cette faculté à sa naissance, elle ne se manifesterait qu'avec l'apprentissage du langage. Pour l'heure, Monsieur et Madame Choupinou gagataient autour du berceau de leur petit Jean-Marcel, lequel se contentait, de temps à autre, d'émettre quelques braillements en tous points similaires à ceux de n'importe quel bébé.

Ce n'est que vers l'âge de trois ans qu'il usa, sans même le savoir, de son pouvoir. Que ses parents veuillent lui donner une purée de courgettes, il lui suffisait de dire "veut pas" pour qu'ils retournent immédiatement à la cuisine l'assiette à la main. Qu'il dise "gâteau" et ses parents se précipitaient pour lui amener un boudoir ou un petit beurre.

Quelqu'un d'extérieur à la famille, voyant cela, aurait simplement pensé avoir affaire à des parents poules beaucoup trop permissifs avec leur enfant. Mais le quelqu'un en question, entendant la voix du petit Jean-Marcel, se serait lui-même empressé d'aller chercher également un gâteau.

Par bonheur, Jean-Marcel était d'une nature heureuse : calme, plutôt réservé, il n'en devint pas pour autant capricieux. Il parlait, ses parents répondaient au moindre de ses désirs aussitôt qu'il l'avait formulé, et cela lui paraissait aller totalement de soi. Tout au plus devint-il assez difficile pour la nourriture, favorisant une alimentation sucrée et douce au palais.

L'école fut une formalité pour Jean-Marcel. S'il n'avait pas envie d'y aller, il le disait à ses parents qui le confortaient immédiatement dans son choix. Mais il y allait le plus souvent car la chose lui était plutôt agréable, les instituteurs puis, plus tard, les professeurs étant entièrement à son écoute et exauçant le moindre de ses desiderata.

Des scientifiques, se penchant sur son cas, auraient peut-être fini par élucider le mystère de ce pouvoir vocal exceptionnel. Le timbre de sa voix émettait-il des fréquences inhabituelles au pouvoir hypnotique ? Nul ne le savait. De toute façon, personne n'était conscient de ce pouvoir. Jean-Marcel parlait et tout le monde obéissait sans se poser de question, c'était aussi simple que cela.

Mais les choses évoluèrent peu à peu avec l'adolescence. Le caractère de Jean-Marcel, autrefois si plaisant, laissa peu à peu place à la luxure, à la mégalomanie et au sadisme.

Car si personne n'avait conscience du pouvoir de Jean-Marcel, Jean-Marcel, lui, avait bien fini par en mesurer la portée extraordinaire. Alors que ses camarades, à l'âge de l'acné galopante, en était au stade des fantasmes et des baisers volés, lui était déjà passé à l'acte. Il avait demandé tour à tour aux plus belles filles de la classe de se donner à lui, et celles-ci avaient accepté avec ferveur.

Et puisque tout le monde était entièrement dévoué à son service, puisqu'il n'y avait aucune limite à ses désirs, pourquoi ne pas s'amuser un peu ? Il demanda à des camarades de s'humilier, de se dévêtir en pleine rue, de donner un grand coup de tête dans un mur, de ramasser une déjection canine et de s'en repaître, chacune de ses cruelles demandes fut exaucée sur le champs.

Jean-Marcel, dans ses conditions, comprit vite qu'il n'aurait jamais besoin de travailler pour vivre comme un pacha. Mais sa mégalomanie grandissante réclamait plus : il décida de fonder une religion dont il serait le gourou, le messie, le dieu vivant idolâtré.

La chose lui fut aisée : il se rendit dans les locaux d'une chaîne de télévision, demanda qu'on le laissât entrer et qu'on lui donne l'antenne en direct, ce qui fut bien évidemment tout de suite fait.

Ainsi parla Jean-Marcel :
"Frères humains, écoutez-moi avec attention. On vous a menti jusqu'à ce jour. Oubliez votre ancienne religion, oubliez votre ancien dieu. Il n'est d'autre dieu que moi-même, Jean-Marcel Choupinou. Et il n'est d'autre religion que le culte de moi-même. Courez dans vos églises, dans vos mosquées, dans vos synagogues, dans vos temples et redécorez-les à mon image pour mieux m'y adorer. Et vous qui travaillez pour d'autres chaînes de télévision et qui me voyez en cet instant, diffusez et rediffusez également ces images. Allez en paix."

La diffusion des "feux de l'amour", qui avait été interrompue brutalement pour donner l'antenne à Jean-Marcel, eut beau reprendre une fois son discours terminé, l'audimat s'effondra : tous les téléspectateurs présents devant l'écran s'étaient rués vers les lieux de culte pour y célébrer leur nouveau dieu vivant.

Et le mouvement fit tache d'huile : les images furent reprises maintes fois par l'ensemble des chaînes, faisant à chaque fois de nouveaux adeptes. Et bien vite, le Choupinisme supplanta toutes les autres religions dans le monde entier, le pouvoir de Jean-Marcel semblant dépasser la barrière des langues.

Mais un événement se produisit qui allait bouleverser et Jean-Marcel, et la face du monde.

Deux jours plus tard, alors qu'il se promenait tranquillement dans la rue sous le regard caressant et adorateur des passants transis de foi, ce fut soudain comme si l'air ambiant s'était mué en un plasma incandescent : il venait de croiser le regard d'une inconnue, et les pulsations de son coeur avaient brutalement triplé leur fréquence.

Mais, étrangement, l'inconnue semblait ne l'avoir même pas remarqué et continuait son chemin.

"Une irréductible qui ne regarde jamais la télé", se dit Jean-Marcel. Qu'à cela ne tienne, il savait qu'il n'avait qu'à aller lui demander de l'aimer et cela serait chose faite. Et pour une fois, lui, le blasé, l'exaucé, le gâté, brûlait à nouveau d'une envie neuve, tumultueuse et irrésistible, une vraie envie qui l'avait quitté depuis sa prime enfance. Il était amoureux. Fou.

Il la rattrapa donc, se planta face à elle et lui dit "aime-moi !"

Jean-Marcel vit tout de suite dans l'oeil de l'inconnue que quelque chose n'allait pas comme d'habitude. Une étincelle s'y alluma, mais pas celle de l'amour. Une étincelle glacée.

Elle répondit d'un ton sec et sonore : "Laissez-moi tranquille, s'il vous plait !"

Abasourdi, Jean-Marcel en resta pétrifié. Pour la première fois de sa vie, un de ses souhaits n'était pas immédiatement exaucé. Et quelle fois ! Justement celle où il exprimait le souhait bouillonnant de toute son âme - plus qu'un souhait : un besoin vital.

Elle s'éloignait. Il cria. "S'il vous plait ! AIMEZ-MOI !!!" Elle ne se retourna même pas et continua son chemin.

Qualifier ce qui venait de lui arriver de séisme eut été adoucir la réalité. Le nouveau dieu vivant, mortifié, effondré, resta prostré trois jours durant.

Et le quatrième jour, il décida de réagir. Après tout, n'était-il pas l'homme le plus puissant de la planète ? Il lança des dizaines de ses adorateurs sur les traces de la jeune inconnue. Tout le quartier fut méticuleusement quadrillé. Toute jeune femme correspondant à peu près au descriptif qu'en avait fait Jean-Marcel lui fut amenée de force.

Le poisson finit par tomber dans les mailles du filet : le lendemain, on lui présenta l'objet de toutes ses pensées. Jean-Marcel en tremblait d'émotion mal contenue. Il s'approcha d'elle, qui ne comprenait pas ce qu'on lui voulait.

"- S'il te plaît, aime-moi", murmura Jean-Marcel.
"- LAISSEZ-MOI TRANQUILLE !"

La réponse, cinglante, avait été criée avec des intonations qui instillèrent un doute dans l'esprit de Jean-Marcel. Il insista, réitéra sa prière. Il vit son regard pendant qu'il parlait.

Elle lisait sur ses lèvres.

La belle inconnue était sourde. Le pouvoir de Jean-Marcel n'avait donc aucun effet sur elle. Elle. Le seul être sur lequel il aurait voulu, en cet instant précis, exercer un minimum de fascination. Elle qui se débattait à présent. Hurlait.

Jean-Marcel n'avait jamais eu à mériter, à conquérir quoi que ce soit de toute sa vie. Il était désemparé. Nu.

De rage, de dépit et de désespoir mêlés, il ordonna à ses sbires de la tuer. Ce qu'ils firent immédiatement à mains nues, avec une sauvagerie extrême, pour contenter leur dieu vivant.

Mais le dieu vivant en question semblait déjà ailleurs : il se cloîtra dans sa chambre, pleurant, hoquetant, hurlant de douleur. Plus rien n'avait de sens.

Le soir même, il se rendit aux studios de télévision et fit une brève allocution, retransmise en direct, pour demander à ce que toutes les chaînes du monde entier retransmettent son message en boucle pendant une journée entière. Et ce message était : "Soyez devant votre poste de télévision demain à 20 heures, vous, votre famille, vos amis, tous vos proches. Sans faute."

Jean-Marcel n'avait rien perdu de son pouvoir : le lendemain, 99,99% de la population mondiale attendait impatiemment devant les écrans de télé l'apparition du messie universel.

A 20 heures précises, Jean-Marcel fut reproduit en milliards d'exemplaires sur les tubes cathodiques des cinq continents. Le visage sombre, vêtu de noir. Il regarda droit vers l'objectif de la caméra et dit simplement "Suicidez-vous. Immédiatement."

Quelques instants plus tard, la population mondiale était réduite à rien, ou presque. Jean-Marcel lui-même se tira une balle dans la bouche quelques instants plus tard, après avoir entraîné le monde dans son désespoir autodestructeur.

Finalement, il était écrit qu'André Malraux n'aurait pas totalement raison : le 21ème siècle fut bel et bien mystique, mais il ne fut pas pour autant.