D'autant plus surpris par cette entame de récit que Patrick était habituellement plutôt discret et secret, tout le monde s'était tu pour mieux déguster la suite.

- "L'été, cette année-là, était aussi chaud qu'aujourd'hui. Je faisais un petit boulot à la con au supermarché, je tenais le stand poissonnerie et, croyez-moi, dans le genre job de merde, on fait difficilement mieux. Je passais mes journées à laver, trancher, écailler, et à refiler du poiscaille à moitié pourri aux mémères emperlousées du quartier. Mais il y avait un truc qui m'aidait à supporter ça : cette année-là, il y avait Nicole qui avait également trouvé un job d'été au supermarché, elle bossait sur le rayon fromagerie. Vous vous souvenez de Nicole ?"
- "Nicole ?... ouais, vaguement, mais c'est loin tout ça. C'était une bombe, cette fille-là, non ?"
- "Plutôt, oui ! Une bombe atomique, même ! Vous auriez vu les queues qu'il y avait au stand fromagerie, comme par hasard les jours où elle était de service... Et quand je dis les queues... c'est bien le mot !"

Patrick appuya sa dernière phrase d'un clin d'oeil entendu, au milieu des rires gras de la bande. Il attendit que le silence revienne avant de continuer son récit.

- "Bref, c'était un régal des yeux, et mes yeux avaient vraiment faim à l'époque : je la reluquais à la moindre occasion. Mais bon, je restais lucide en même temps : avec la gueule que je me tirais - surtout que j'avais encore à l'époque une acné tenace -, je savais bien que cette nana n'était pas faite pour moi, elle évoluait en première division et moi en promotion de ligue. Elle, de son côté, se contentait de m'envoyer un bonjour poli le matin et un bonsoir tout aussi poli le soir, comme aux autres collègues. Bref, rien n'indiquait qu'il pourrait y avoir un jour quelque chose entre nous"...

Sentant que le récit pouvait prendre une teinte salace, toute la bande redoublait d'attention, en oubliant presque de manger les brochettes. Seul le crépitement des flammes parasitait les silences que Patrick se plaisait à laisser planer de temps à autres dans sa narration.

- "...et pourtant, un soir, il y a pourtant bien eu quelque chose entre nous."

Patrick savourait son triomphe : ses vieux copains étaient tous scotchés, impatients de connaître la suite. Il prit le temps de manger une bouchée de viande grillée, qu'il mâcha consciencieusement, puis ingurgita tranquillement une gorgée de bière, laissant la pression monter dans son auditoire.

- "Oui, un soir, alors que nous finissions à la même heure, elle m'a dit autre chose que bonsoir. Elle m'a demandé si ça me disait d'aller boire un verre à la terrasse du café. Ça m'a tordu les tripes, j'en étais presque paniqué. Faut dire que j'étais encore jeune à l'époque et que, surtout, je n'avais pas l'habitude de voir des filles canons me faire du rentre-dedans ! Et puis je devais avoir un peu honte de puer la marée... J'ai dû rougir comme les homards de mon étal et lui bredouiller un "pourquoi pas ?" inintelligible. J'étais projeté dans un rêve éveillé, j'avais l'impression de marcher à vingt centimètres au-dessus du sol. Et j'ai dû prendre encore plus d'altitude après avoir bu avec elle. De l'alcool ou de sa présence, je ne sais pas ce qui m'enivrait le plus. Son regard invitait à la luxure et je n'ai jamais su dire non à une invitation de ce genre. Alors je lui ai proposé d'aller faire un tour sur la plage. La nuit commençait à tomber, je connaissais bien les lieux et, à l'époque, ça ne grouillait pas de touristes comme aujourd'hui. J'avais ma petite idée derrière la tête et une grosse érection entre les jambes. On s'est donc baladés dans la pénombre jusqu'à ce que l'on arrive là où je voulais la mener : ici précisément, dans ce coin à l'abri des rochers... et des regards ! Et une fois bien caché, je suis passé à une phase plus active, mes mains sont devenues plus entreprenantes. J'ai voulu déboutonner la petite robe légère qu'elle portait..."

Patrick s'arrêta de nouveau dans son récit et porta sa canette à sa bouche. Face à lui, onze visages fascinés attendaient avec délectation les détails croustillants qui allaient forcément suivre : un homme et une femme sur une plage déserte à la nuit tombée, pensez donc ! Savourant ses petits effets, Patrick reprit le fil de son histoire.

- "C'est là que les choses ont tourné bizarrement. J'étais dans tous mes états d'excitation, mais elle, elle ne voulait pas, pas si vite, pas tout de suite. Mais je n'en pouvais plus, alors j'ai voulu la forcer un peu malgré tout, j'ai tiré sur sa robe, elle se débattait, me gueulait d'arrêter... Mais moi, j'avais envie de tout sauf d'arrêter !"
- "Et... et alors ?"
- "Et alors ? Eh bien, ça s'est très mal passé ! Elle gueulait de plus en plus, j'ai paniqué, j'ai voulu lui filer une baffe pour la calmer, pour qu'elle se taise enfin. Je l'ai cognée, je l'ai cognée... et elle est tombée sur les rochers. Mal tombée. J'ai compris tout de suite qu'elle était morte"...

Un silence impressionnant s'était fait, que plus personne n'osait rompre. Sur les visages à demi éclairés par la lueur rougeoyante du feu se lisaient la stupeur et l'incrédulité. Les bouches restaient bées, les yeux écarquillés de saisissement. Seul Patrick gardait un léger sourire au coin des lèvres.

- "Oui, je l'ai tuée et j'ai camouflé son corps. Si vous vous rappelez bien, Nicole a disparu de la circulation du jour au lendemain. La police, dieu merci, n'a pas fait de zèle et a rapidement conclu à une fugue... et vu que Nicole était majeure, rien n'a bougé. Si je vous en parle comme ça aujourd'hui, c'est que ça fait trente ans depuis deux jours et qu'il y a prescription."

Le détachement avec lequel il venait de faire ces aveux n'avait fait que renforcer la consternation et l'effroi de ses vieux copains. Un silence de mort régnait.

- "Eh bien alors ? Vous ne dites plus rien ?"

Non, ils ne disaient plus rien, ils s'échangeaient juste des regards effrayés, comme pour savoir qui oserait prendre la parole le premier. Mais personne n'osait : ils étaient tous littéralement statufiés.

Patrick explosa alors d'un énorme rire.

- "Punaise, les gars, je vous ai connus moins crédules que ça ! Vous ne marchez pas : vous courez ! Vous verriez vos gueules !"
- "Eh...heu... tu veux dire que... oh, quel con je fais... j'ai failli te croire !"
- "Failli ? A voir ta tête, t'avais franchi la ligne blanche ! Comme vous tous d'ailleurs !"
- "Oh putain, Patrick, là, tu nous a bien bluffés !... Et j'aime mieux ça : je n'aimerais pas partager mes merguez avec un tueur, hein !... Ah, ah, ah ! Sacré Patrick, tu nous avais caché tes talents de conteur !"

Et ils partirent tous dans un éclat de rire général, comme pour mieux chasser l'angoisse qui les avait habités pendant de longues minutes.

- "Moi aussi j'ai une bonne histoire à vous raconter. Figurez-vous qu'il y a un mois..."

Et les galéjades, entrecoupées de rires, reprirent de plus belle autour du feu de camps, au-dessus duquel brillaient les étoiles dans un ciel sans nuages, et au-dessous duquel gisaient, à deux mètres de profondeur, les ossements de Nicole.