Depuis combien de temps était-il ainsi posé sur ce bureau, bloquant de son poids quelques feuilles de papier ? Isidore n'aurait su le dire. Cela faisait bien longtemps que la main d'un humain l'avait ramassé dans le lit d'un torrent.

Un beau galet, poli par des siècles et des siècles d'écoulement d'eau, dont la silice recelait en elle les temps immémoriaux d'avant les hommes, d'avant cette vie organique qui avait su acquérir une mobilité refusée au règne minéral.

Un beau galet, peinturluré par des mains enfantines, ravalé au rang d'objet décoratif et vaguement utilitaire sur un coin de triste bureau.

Il était là, donc. Immobile. Sans mouvement donc. Sans bouger. Statique. Inébranlable.

Il restait là, se contentant de peser sur les feuilles. Il végétait. Mais ce sont plutôt les végétaux qui végètent. Il minéralisait donc, plutôt.

En d'autres termes, il ne faisait pas grand chose.

Isidore appréciait juste la douce chaleur des rayons solaires qui dardaient à travers le carreau sa face exposée. Enfin, pour être plus précis, il aurait sûrement apprécié s'il avait pu le faire, car les galets sont au fond relativement peu traversés par quelque forme de sensation ou de sentiment que ce soit.

En résumé, il était donc baigné de soleil et un humain eût pu lui prêter, avec une bonne dose d'anthropomorphisme, un sentiment de plénitude pierreuse.

Or donc, il trônait là, imperturbable. Et attendait l'aventure. Bon, là aussi, soyons clair : les cailloux n'attendent rien, et certainement pas l'aventure. Mais on va faire semblant de croire qu'il attendait, hein, on va pas chipoter ?

Et le temps s'écoulait, fugace. Alors que lui, galet plus ancien que la mémoire des hommes, ne l'était pas. Fugace.

Depuis combien de temps était-il ainsi posé sur ce bureau, bloquant de son poids quelques feuilles de papier ? Isidore n'aurait su le dire.

Bon, d'accord, c'est vrai, c'est une répétition par rapport au tout début de l'histoire. Prenez ça pour une figure de style. C'est vrai aussi que les galets n'ont stricto sensu pas de mémoire. Et puis c'est vrai que même s'il en avait eu, il n'aurait de toute façon pas pu le dire, vu que, à moins d'être complètement torché, personne n'a jamais vu une caillasse faire la causette. Mais bon, détails que tout cela...

Il attendait donc. Immobile, encore une fois car je n'arrive pas à mettre la main sur mon dictionnaire des synonymes. Statique, pour la même raison.

Et, tout à coup, enfin, l'Aventure avec un grand "A" arriva : une main humaine s'approcha de lui, le saisit, le souleva pendant qu'une autre main glissait une nouvelle feuille de papier sur la table, et le reposa.

Cela lui causa grand émoi. Ou, du moins, lui eût causé grand émoi si les cailloux avaient été émotifs.

Un grand émoi que le temps s'empressa d'apaiser seconde après seconde. De gommer délicatement, heure après heure. De faire disparaître, jour après jour.

Et Isidore le galet retrouva la plénitude de l'âme. Oui, je sais, les cailloux n'ont pas d'âme et sont incapables d'éprouver la moindre forme de plénitude, appelez-moi Ducon tant que vous y êtes !

Et il attendit là, immobile, sans bouger, sans faire un geste. Statique. Sans se déplacer d'un quart de poil. A compter les ans qui passaient. Oui, je sais, les cailloux ne... oh et puis merde ! Je craque ! J'en peux plus ! J'en ai marre ! C'est trop nase, j'arrête tout !

Considérez donc que cet épisode est le premier et le dernier des aventures rocambolesques et rocailleuses d'Isidore le galet... La prochaine fois, je choisirai mieux mon héros : une puce sous ecstasy ou un kangourou dopé à la caféine et à la testostérone, peu importe pourvu que ça bouuuuge !