- Holà, escuyer, entendois-tu ceste estrange clabauderie ? Qu'estoit-ce doncques ?... Holà ? Escuyer ?... ESCUYER !!!

TCHONNNNG !!!

Par un étrange tour de prestidigitation, le Chevalier venait de transformer provisoirement, d'un simple coup du plat de son hachoir à viande, la masse grouillante de mouches en une tête ensommeillée et endolorie.

- Ouille... houlà... heu... ouy, Messyre ?
- Réveillois-toi, espèsce de serpillière à vinasse, et taschois de savoir le pourquoy de ceste grande agytation quy animoit les gueulx de cestuy village...

Frottant le sommet de son crâne, Saoul-Fifre s'approcha d'un petit groupe de bouseux occupés à panser leurs plaies aux abords immédiats des premières chaumières.

- Holà, les gens, que se passoit-il céans ? Avesz-vous tous attrapé la danse de Saint-Guy pour hurler et batailler ainsy comme des possédés ?
- Bonjour estranger. Non, rassurois-toi, ce n'estoit qu'une bonne partye de soule que nous disputons contre cesteulx empaffés de Saint-Crapoteulx-sur-Puryn, la paroisse d'à-costé. Il falloit dire que vous arrivesz, toi et le tien Maistre, en pleine joute du monde, qui opposoit toutes les paroisses à cinq lieues alentours...
- La soule, qu'estoit-ce doncques ?
- Tu venois doncques de bien loin, estranger tout emmouché, pour ne poinct connaistre cestuy jeu. Nous y jouons avecques une panse de brebis emplie d'herbe. Le jeu consistoit, pour les gens de chaque paroisse, à aller porter ceste panse en la paroisse d'en fasce, et cela par n'importe quel moyen. Las, en cestuy moment, les gens du mien village estoient en défensyve posityon et devoient batailler pour empescher les embrennés d'en fasce de pénétrer en la nostre paroisse avecques la panse.
- Cela me paraissoit plutost plaisant comme amusement ! La castagne sembloit férosce !
- Tu l'ayois dict, estranger ! Et sy voulesz le mien avis, vous devriesz rebrousser chemin et faire route par ailleurs plutost qu'à travers le village !

Le Chevalier de Tant-Bourrin, impassible jusque-là, intervint alors subitement dans la discussion, bien qu'elle n'impliquât que des gueux...

- Rebrousser chemin ? Jamais ! Un preulx Chevalier avançoit, et l'adversyté se soumettoit ! Allons, suivois-moy, escuyer, nous avons encor grand route à fayre !

Joignant le geste à la parole, il talocha son destrier et commença à s'enfoncer dans les ruelles, aux milieu d'une cohue indescriptible de gueux hurlant, écumant et se bourrant le nez de grands coups de poings.

Saoul-Fifre n'en menait pas large et gardait sagement sa bourrique miteuse dans le sillage immédiat du Chevalier. Celui-ci, impavide, se contentait d'envoyer en bâillant quelques coups de hachoir quand la foule grouillante, en quête de la panse dont peu savaient en quelles mains elle se trouvait vraiment, se faisait trop pressante, éclairant l'air échaudé d'un court reflet métallique rougeoyant.

Ils avaient déjà traversé près de la moitié du village quand le Chevalier, sentant son estomac tourner à vide, voulut s'enquérir des conditions matérielles de leur pause méridienne.

- Holà escuyer, dit le Chevalier tout en continuant à tranchouiller du gueux, ayois-tu bien pensé au nostre frichty pour cestuy midy ?
- Oui-da, Messyre, répondit Saoul-Fifre quelque peu rassuré par le pouvoir débroussaillant du hachoir à viande de son Maître, miresz plutost : j'ayois acheté cestuy matin la belle panse de brebis farcie que voicy et dont nous allons faire rip...

L'écuyer n'eut pas le loisir de finir sa phrase. Des cris avaient fusé tout autour d'eux.

- La balle ! La panse ! Elle est là !
- Sus ! Attrapesz-là, les gars !
- Taïault !!!

Les quelques cris se muèrent vite en centaines de cris, puis en un véritable rugissement de la cohorte populeuse, en un immense grondement, déferlant de tous côtés sur le Chevalier et son écuyer. Les moulinets du hachoir d'Hippobert Canasson de Tant-Bourrin furent totalement sans effet sur la vague frénétique, sur le déchaînement tempétueux, sur l'ouragan de castagne qui s'abattit alors en une mêlée indescriptible.


Quelques heures plus tard, nos deux héros cheminaient de nouveau sur la route qui poudroyait toujours autant.

En tête chevauchait le Chevalier de Tant-Bourrin, dont la participation involontaire à la joute du monde de soule avait encor plus terni l'aura, les anneaux résiduels de son armure déstructurée définitivement cabossés, presque autant que son visage entièrement tuméfié. Derrière bourriquait miteusement Saoul-Fifre, dont l'épaisse aura de mouches dissimulait quelque peu le spectacle d'horreur d'un visage refaçonné à coups de poing.

Et sur leur passage, voyant cet étrange équipage entièrement couvert d'hématomes, les gueux ne pouvaient s'empêcher de crier : "allesz les bleus !"

Tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.