Tchic... tchic... tchic... tchic...

La main araignée se déplace sur la table et s'approche du regard qui brille, au-dessus d'un grand sourire qui anticipe.

Qui anticipe quoi ?

Bin, le saut de la main araignée, pardi !

Et d'ailleurs, hop, la main araignée, suffisamment proche de sa proie, a bondi et la pique de furieux guili-guili dans une déflagration de rires enfantins.

Prends garde, car l'araignée est lààààà !

Les rires enfantins de Tant-Bourriquet - car vous l'avez déjà deviné, c'était lui la proie - qui résonnent et réveillent tout à coup un écho sur les parois osseuses de mon crâne. Un écho vieux de quarante ans. Un écho de mes propres rires, quand j'avais à peu près l'âge de Tant-Bourriquet.

Et je revois la main araignée qui me tournait autour, s'approchait et me sautait dessus. La même main araignée à laquelle j'ai redonné vie spontanément, simplement, sans calculer, pour faire rire Tant-Bourriquet autant qu'elle m'avait fait rire à son âge.

La même main araignée ?

Non, en fait, pas tout à fait : la mienne était boiteuse, elle avait une patte coupée, deux phalanges de l'annulaire que mon père avait perdues au boulot, bien des années plus tôt.

Une main araignée boiteuse mais tellement aimante et chatouillante. Une main araignée qui avait dû faire rire mes frères et ma soeur autant que moi. Et puis qui est entrée en hibernation : nous étions grands, et on ne fait plus rire les grands avec une main araignée. Alors elle a dormi, dormi...

Et la main araignée boiteuse, plus flétrie, plus tachetée de brun, est sortie un jour de sa torpeur. Une main araignée boiteuse et vieillie, mais toujours hilarogène pour mes neveux et nièce.

Mais les petits-enfants grandissent aussi, et la vieille main araignée boiteuse se trouva bientôt fort désoeuvrée. Alors elle repartit se plonger dans le sommeil.

Et puis vient Tant-Bourriquet, le petit-fils qu'on n'attendait plus, le petit retardataire de la vie.

Mais la main araignée boiteuse, plus ridée que jamais, ne se réveilla pas. Elle resta inerte, paralysée sur le bras d'un fauteuil d'une maison de retraite, au-dessous d'un regard qui brillait pourtant d'amour.

Et un jour de novembre, on sut qu'elle ne se réveillerait définitivement plus. Tant-Bourriquet sera le seul petit-fils a n'avoir pas connu la main araignée boiteuse.

Araignée du matin, chagrin...


En fait, je n'avais jamais repensé au jeu de la main araignée depuis des décennies.

Et puis ça m'est juste revenu comme ça, d'un seul coup. J'ai fait tchic, tchic, tchic et ma main s'est métamorphosée dans les yeux de Tant-Bourriquet. J'ai fait guili-guili et le rire a explosé dans sa gorge.

La boucle est bouclée : voilà, Tant-Bourriquet arrive à peu près à l'âge de mes premiers souvenirs, et je sais que tout ce qu'il vivra projettera de-ci de-là en filigrane de vieilles images enfouies, en un immense looping de quarante ans.

Mais un looping qui n'existera que dans ma tête, la vie de Tant-Bourriquet n'appartient qu'à lui et son chemin sera forcément - et c'est tant mieux - différent du mien.

Allez, viens, Tant-Bourriquet, je vais te refaire la main araignée !

Araignée du soir...