En fait, je travaille, au sein d'une grande entreprise, dans un immeuble de bureau assez étendu. Celui-ci, tout du moins dans la partie du site où je me trouve, prend la forme d'un immense rectangle creux. Dont la population carcérale a presque doublé par rapport à ce qui avait été prévu à l'origine, par le jeu d'un tassement progressif et continu : les bureaux individuels à trois travées sont devenus des bureaux individuels à deux travées, puis se sont généralisés les bureaux à trois travées pour deux personnes, et voilà qu'apparaissent de-ci de-là des zones "open space". Bref, tout ça pour dire que chaque étage de l'immeuble est très grand, et qu'il y a beaucoup de monde à chaque étage.

Or, voyez-vous, le site ayant été conçu à l'origine pour accueillir bien moins de personnes qu'il n'en héberge aujourd'hui, il se trouve qu'il n'y a que trois lieux d'aisance par étage : un à chaque coin du grand rectangle, sauf un coin où l'espace est occupé par un local technique.

Ça fait donc beaucoup, beaucoup de personnes par chiotte.

Pour le petit coin du coin le plus proche de mon bureau (vous suivez ?), une rapide estimation me permet d'évaluer à environ 90 le nombre de personnes potentiellement susceptibles de s'y rendre, sans compter celles de passages dans la grande salle de réunion à proximité.

Si l'on considère, à la très grosse louche, qu'il y a une bonne soixantaine de personnes de sexe masculin parmi celles-ci, vous concevrez aisément que ça puisse se bousculer au portillon.

Or, je ne vous l'ai pas encore dit, les toilettes ont une capacité d'accueil extrêmement limitée. Je ne parle pas des toilettes pour dames, mon savoir-vivre m'empêchant formellement d'aller y creuser mon enquête, ni de la toilette pour handicapés (une place), que je n'utilise que dans les cas d'extrême urgence. Non, je parle des toilettes pour gentlemen, dont voici le plan pour vous aider à mieux comprendre ce qui va suivre.


Le champ des possibles. De tous les possibles !

Deux urinoirs, une chiotte, trois lavabos. Rien de plus. Les deux urinoirs placés à proximité immédiate de la cabine de la chiotte, dont l'isolation phonique est des plus sommaire (détail important, vous allez le voir).

Bon, vous l'avez déjà deviné : cette très longue introduction n'est destinée qu'à vous faire comprendre que tous ces éléments favorisent fatalement les rencontres ou croisements aux toilettes. Si les grands esprits se rencontrent, les vessies pleines en font de même.

Voici quelques cas de figure vécus. Liste non-exhaustive que je vous laisse le soin de compléter...


Cas de figure n°1 :

Vous urinez tranquillos dans l'urinoir 1 ou 2. Quelqu'un débarque à ce moment pour venir également pisser un broc. Généralement, on trouve les urinoirs par trois ou par quatre, ce qui permet de laisser un espace de survie, sous forme d'un urinoir vide, entre l'autre mannekenpis et soi-même. Là, ce n'est pas possible : l'autre type, dans un cas sur deux, vient se planter devant l'autre urinoir. Généralement, la chose est suffisamment déconcentrante pour pousser à replier précipitamment sa gaule et s'enfuir, nonobstant les dernières gouttes de pissou pas évacuées ou, pire, inhiber complètement l'envie de pisser dans le cas où l'on venait juste de se mettre en position devant l'urinoir. Car oui, je l'avoue, il m'est ainsi arrivé une ou deux fois de faire semblant d'avoir fini, de refermer ma braguette, d'appuyer sur le bouton poussoir pour évacuer une urine imaginaire et de me laver les mains, juste pour ne pas perdre la face, de sortir, la vessie toujours pleine à craquer, et de revenir une minute après pour enfin me soulager. Je sais, c'est con, mais c'était miction impossible (oui, je sais, elle n'est pas neuve, celle-là, mais elle me fait toujours rire)...


Cas de figure n°2 :

Similaire au cas de figure n°1, mais l'intrus, lui-même perturbé par votre présence, va se réfugier dans la cabine de la chiotte plutôt que de s'installer devant le second urinoir. L'isolation phonique étant, comme je l'ai dit précédemment, désastreuse, vous entendez distinctement le bruit de la braguette qui s'ouvre et le clapotis au fond de la cuvette. Le but du jeu est de se hâter de finir en essayant de compresser au maximum sa vessie pour filer avant que l'intrus ne ressorte. Ce qui est d'ailleurs un peu con : l'intrus, dans 95% des cas, est certainement en train de guetter le bruit de la porte signalant votre sortie du local pour oser lui-même enfin sortir de la chiotte.


Cas de figure n°3 :

Situation inversée : c'est vous qui jouez le rôle de l'intrus. En entrant dans les toilettes, vous découvrez quelqu'un en train de pisser devant l'urinoir (et qui vraisemblablement se raidit un peu en entendant quelqu'un entrer derrière lui). En un quart de seconde, vous prenez votre décision : vous optez pour la cabine de chiotte plutôt que pour le second urinoir. Vous tournez la poignée de la porte... et la porte est verrouillée. Il y a déjà quelqu'un. Car j'ai omis de vous le préciser jusqu'ici : le petit voyant censé passer au rouge quand on ferme le verrou ne marche pas et reste obstinément blanc. Le désarroi est immédiat : soit vous allez vous planter devant le second urinoir, révélant au pisseur n°1 (qui vous a entendu essayer de manoeuvrer la porte) que vous venez pour la petite commission mais que vous n'aviez pas envie de pisser à côté de lui, soit vous faites comme si vous étiez venu pour la grosse commission, murmurez "ah zut" et ressortez piteusement pour revenir une ou deux minutes plus tard. Je l'avoue, il m'est déjà arrivé de pratiquer la seconde solution...


Cas de figure n°4 :

Un grand classique. Vous êtes dans la cabine de chiotte en train de couler béatement un bronze. Vous entendez, au travers de la cloison de 0,8 microns d'épaisseur, quelqu'un entrer (bruit de porte) et commencer à pisser dans un des urinoirs (bruit léger de fermeture éclair, suivi d'un infime bruit de clapotis). Et paf, blocage ! Vous n'osez plus bouger d'un millimètre et, malgré la pression qui vous tord les boyaux, vous raidissez vos muscles fessiers pour ne pas laisser échapper la moindre flatulence en attendant le départ de l'importun, signalé par le bruit de l'eau dans le lavabo (si tant est qu'il ait un minimum d'hygiène) et celui de la porte. Compte tenu du degré de fréquentation des toilettes, prévoir quatre ou cinq interruptions de cette nature durant la réalisation d'un caca de format moyen.


Cas de figure n°5 :

Similaire au cas précédent. Le bruit de la porte vous signale la sortie de l'intrus pisseur, donnant le signal de l'ouverture des vannes : vous laissez enfin tonner bruyamment le canon de vos entrailles endolories. Et soudain, vous entendez un léger bruit de fermeture éclair, suivi d'un infime bruit de clapotis : il y a quelqu'un en train de pisser dans un des urinoirs. En fait, ce quelqu'un a dû entrer en même temps que l'intrus pisseur précédent sortait, ce qui fait qu'il n'y a eu qu'un seul et unique bruit de porte. Et donc le nouvel intrus a profité de votre concert de pétarades. Si vous aviez une pelle, vous creuseriez un trou sur-le-champ pour vous y enterrer. Faute de pelle, vous faites le mort au moins un quart d'heure et essayez de vous exfiltrer sans être vu de quiconque.


Cas de figure n°6 :

Toujours similaire au cas de figure n°4, mais variante à l'opposé du cas de figure n°5. Vous êtes dans la cabine de chiotte, vous entendez le bruit de porte signalant l'entrée d'un importun dans les toilettes, vous faites donc le mort en retenant vos gaz à effet de serre dans vos boyaux. Une minute. Deux minutes. Trois minutes. Vous êtes au bord de l'apoplexie, vos boyaux doivent ressembler à la chambre à air d'une roue de 35t, mais vous n'entendez toujours pas le bruit de la porte signalant le départ de l'intrus. Au bout de dix minutes de silence complet, vous commencez à flairer le truc bizarre. Vous finissez par sortir de la cabine (après vous être rhabillé quand même), les tripes à vif et à moitié pleines, pour découvrir qu'il n'y a strictement personne. En fait, l'intrus qui avait ouvert la porte venait sûrement pour la grosse commission, a vu la porte de la cabine de chiotte fermée et a rebroussé chemin, sans même entrer. Le mystère est percé, vous pouvez mourir tranquille sur place, les boyaux également percés par la pression.


Cas de figure n°7 :

Vous avez enfin réussi à faire votre petite crotte malgré tout, vous ouvrez la porte de la cabine de chiotte... au moment précis où un intrus débarque dans les toilettes (de préférence votre directeur) qui vous dit bonjour et se rue dans la cabine que vous venez juste de libérer et où plane une solide odeur, trace de vos exploits récents. Vous regrettez encore une fois de ne pas avoir de pelle sur vous. Vous préférez donc partir en courant, comme si vous aviez le feu aux fesses, illustrant ainsi l'adage "il n'y a pas de fumet sans feu aux fesses", pour aller pleurer dans votre bureau.


Cas de figure n°8 :

Vous pissez contre le mur, dans un coin de votre bureau. Personne ne vient vous faire chier. Bon sang, qu'est-ce que c'est bon !




Bref, vous comprenez désormais pourquoi je ne me fais pas chier dans mon travail : je prends mes précautions avant, et puis je me retiens toute la journée. C'est bien mieux pour mon équilibre nerveux !