Je n'étais encore qu'un gamin quand ils produisirent leur plus belles perles. Peu de radios en ce temps-là, des Maritie et Gilbert Carpentier à la télévision, un argent de poche bien trop chiche pour s'acheter des disques : je passais donc, du haut de ma petite dizaine d'années, complètement à côté d'eux.

Complètement ? Non, car le seul petit "tube" qu'ils ont eu, "C'est la vie", s'instilla dans mes oreilles après quelques diffusions sur les ondes périphériques.

1983. Quelques années ont passé. dans ma chambre parisienne d'étudiant, je tombe un jour sur une émission de radio qui retrace la carrière d'un groupe dont le nom ne me dit rien. Et puis j'entends "C'est la vie", et les vannes des souvenirs s'ouvrent aussitôt. Je note soigneusement leur nom dans un petit coin de ma tête en me promettant de jeter une oreille sur leurs disques, si d'aventure ils me tombent sous la main un jour.

2001. D'autres années ont encore passé, si vite. Je découvre un jour par hasard une chronique plus qu'élogieuse sur un blog, au sujet d'un de leurs albums qui vient d'être réédité l'année précédente. Cette fois, je sais que je ne dois pas laisser passer l'occasion : j'achète le CD.

Jamais je n'aurais aussi peu regretté un achat que celui-ci : on n'a pas tous les jours la chance d'acquérir monts et merveilles.

Mais assez bavardé en vain. Parlons plutôt des Enfants terribles. Ou plutôt du peu (hélas !) que j'ai appris sur leur compte...

Les Enfants terribles, c'était avant tout une petite affaire de famille : Alain Féral, l'âme du groupe, auteur-compositeur de la quasi intégralité des morceaux, avait réuni autour de lui son épouse Luce, le frère et la sœur de celle-ci, Gilles et France Paumier, et enfin son cousin Jacques Mouton.

Avant de se lancer dans la musique, Alain Féral (né en 1942) avait tenté de faire une carrière d'acteur. Il a ainsi joué le rôle du dauphin François dans "la Princesse de Clèves" de Jean Delannoy, aux côtés de Jean Marais (et il jouera également, en 1969, dans "Chatterton" de Vigny). C'est vers 1963 qu'il s'oriente vers la musique, en fondant un duo, les Mandragores, avec Jean-Pierre Croset, avant l'aventure Enfants terribles.

Forts de quelques compositions folk-rock d'une grande richesse harmonique et poétique (on ne choisit pas un nom de groupe comme celui-ci au hasard : Alain féral se réclamait de l'héritage de Jean Cocteau), ils débutent en 1966 dans les cabarets : l’École buissonnière, au Port du Salut, à l’Écluse... En mai 1966, un premier 45 tours sort chez Phillips.


Malgré la qualité des chansons (notamment "Quand on en aura marre"), l'écho dans le grand public est infime. Leur carrière ne décollera vraiment qu'avec les 45 tours suivants, sortis chez Barclay.

Il y aura tout d'abord "Monsieur l'Univers", en 1967, accompagné de deux autres merveilles : "J'ai peur de vivre" et "Les fleurs imaginaires". Tout ça sur un seul 45 tours !


Toujours en 1967, un autre 45 tours, "Qu'est-ce qu'on s'en fout", paraît. Au-delà du titre mis en avant, c'est surtout "Le poète et la rose" qui ravit l'oreille, ainsi qu'une excellente reprise de Guy Béart : "Anachroniques".


En 1968, ils sortent un nouveau disque, avec un morceau de bravoure : "Hissez !". "Bonjour le petit jour" et "Nativité" complètent suavement la chose.


Enfin, en 1969, un nouveau 45 tours leur apporte un "mini-tube" : "C'est la vie". Dans la version Ep, le titre est complété (entre autres) par un "Quand mon arbre" exceptionnel.

Au passage, merci au site Encyclopédisque auquel j'ai emprunté ces pochettes.


Le groupe ayant fait ses preuves sur 45 tours (le grand Léo Ferré lui-même salue alors leur talent), Barclay décide, comme cela se faisait classiquement à l'époque, de sortir un 33 tours compilant l'essentiel des titres déjà sortis en 45 tours.

Mais - riche idée ! - il sera décidé de réarranger et de réenregistrer les onze titres retenus, pour y apporter encore plus de finesse et de volutes mélodiques. Le résultat, paru en 1971, est éblouissant et sans équivalent dans la chanson française.

C'est cet album qui fera - enfin ! - l'objet d'une réédition en 2000, agrémentée des titres des 45 tours non retenus sur le disque original ainsi que de la première version des morceaux réenregistrés.



Comme je l'ai déjà indiqué, les Enfants terribles sont absents des sites de musique en ligne. Je n'ai donc pu y recourir, comme je le fais d'ordinaire dans mes chroniques. Heureusement, des passionnés - et l'INA - ont postés quelques morceaux sous forme de vidéos sur des sites de partage. Qu'ils en soient remerciés, je vais m'appuyer dessus pour donner ici un aperçu de l'album original de 1970, et de quelques-uns des bonus de la réédition.



C'est la vie

La chanson par laquelle, pour moi, s'est fait le lien, celle qui s'est imprimée à jamais dans mes jeunes neurones de l'époque. Un condensé de joie, d'amour de la vie, de créativité. Bref, le truc que l'on a envie de chantonner tout le jour durant.



Nativité

Le seul morceau de l'album original dont je n'ai pu trouver aucune version sur la toile. Pour le coup, je mets moi-même en ligne la version du CD, car ce serait dommage de louper ce bel hymne à la vie et à l'enfantement. "Viens mon enfant que j'attends, que j'attends / Comme graine en terre, éventre-moi / Comme graine à l'arbre, allonge-moi / Mon enfant, ma vie / Mon petit, mon cri / Mon oiseau, mais déjà tu t'envoles"...

Les Enfants terribles - Nativité



J'ai peur de vivre

Le titre ne prend vraiment son sens que quand on entend le refrain complet. Non, il n'est pas question ici d'une quelconque névrose existentielle. "J'ai peur de vivre à vos côtés". C'est de vivre sur la même planète que les Docteurs Folamour, les chiens de guerres et autres kamikazes qui chagrine Alain Féral, rien d'autre. Une chanson forte, enrobée dans le chant des sirènes... d'alarme.



Le poète et la rose

Le chef-d’œuvre absolu. Ce n'est pas pour rien que ce morceau était le favori des Enfants terribles, on touche ici au sublime. Les voix de Luce et de France se marient pour nous amener à l'extrême, dans un monde où poésie et folie ne font plus qu'une. Merci à l'INA pour cette version live interprétée en janvier 1968 à la télévision.

nb : si la vidéo ci-dessous ne marche pas sur votre poste, vous pouvez aller la visionner en cliquant ici.

Afin d'être complet, voici en prime la version studio de la chanson. A passer et à repasser en boucle.



Hissez !

Un des morceaux de bravoure du groupe. Une petite merveille de chanson qui, sous des paroles surréalistes et faussement naïves, cache une interrogation sur le temps qui passe, "le temps [qui] nous entraîne jusqu'au fond de l'eau". Cerise sur le gâteau : une vidéo de l'INA qui nous offre une prestation télévisée de septembre 1968 (en playback toutefois : reproduire la richesse de l'orchestration de l'album en live eût été une gageure à l'époque).

nb : si la vidéo ci-dessous ne marche pas sur votre poste, vous pouvez aller la visionner en cliquant ici.



Bonjour le petit jour

Dès l'introduction et les petits gazouillis de France et Luce, on reconnaît la patte des Enfants terribles. Un petit bonheur à déguster frais, comme le jour naissant.



Sur un fil blanc

Une chanson émotive, fragile comme une bulle de savon... ou comme l'équilibre du clown sur son fil blanc. Suave.



Wagner

"Monsieur Wagner était fou". Alain Féral aussi, à sa façon... mais de la meilleure des façons. La folie et l'art étroitement entremêlés...



Titi

Nana Mouskouri en prend plein les dents dans l'intro qui parodie son "enfant au tambour". Et de dents, il en est question dans la chanson, de Titi qui ne veut pas voir le défilé parce qu'il a mal aux dents, et qu'on l'a foutu dedans, qu'on lui a foutu deux dents et du plomb dans la tête, etc. Un pur délire !



Quand mon arbre

Un autre sommet de l'album. Une merveille de chanson, brellienne en diable. "Quand mon arbre n'aura plus l'air, j'écrirai ma chanson d'hiver". Rien que pour cette chanson, Alain Féral mériterait d'avoir son nom en énormes lettres de feu dans le grand livre de la chanson française...



Monsieur l'Univers

La chanson qui clôturait l'album original. Le parfait pendant de la chanson d'ouverture, rythmée par la mécanique de l'univers, les coups de manivelle faisant écho aux petits tours de clé de "C'est la vie". Une chanson lumineuse et gaie, un des chefs-d’œuvre des Enfants terribles...



Les fleurs imaginaires

Une chanson paru seulement en Ep, qui ne figurait pas sur l'album de 1971. Et pourtant, quelle merveille que cette chanson toute en émotion, en pureté ! Et quelle charge poétique ! Alain Féral est décidément un grand. L'INA nous offre cette version live, issue de la même émission que ''"Hissez !"'', mais, cette fois-ci, ce n'est pas du playback... Magique !

nb : si la vidéo ci-dessous ne marche pas sur votre poste, vous pouvez aller la visionner en cliquant ici.



Anachroniques

Pour finir, la reprise de Guy Béart évoquée précédemment. Ou de l'art de faire sienne une chanson en lui donnant une couleur sonore bien à soi...




Et après ?

On aurait pu penser, après ce décollage magistral, que la carrière des Enfants terribles ne ferait que filer vers les étoiles. Il n'en fut hélas rien.

Alain et Luce divorcent. Sans acrimonie apparemment, puisque Luce conservera le nom de Féral par la suite. Mais voilà : le groupe se disloque. Alain Féral tente une première expérience en solo, puis refonde les Enfants terribles avec un nouveau groupe. De la bande initiale, seul Gilles Paumier l'accompagne encore ; Edith Becker (la nouvelle compagne d'Alain Féral) et Alice Prévost (qui sera plus tard la Vampirella de l'Orchestre du Splendid sur la "Salsa du démon") complètent la nouvelle formation.

Un second album, "On l'appelle Madame", paraît en 1974, hélas jamais réédité à ce jour. Le succès n'est pas au rendez-vous, malgré de belles compositions. Le rideau tombe définitivement en 1975 : le groupe se sépare. Exit les Enfants terribles.

Alain Féral va poursuivre sa carrière en solo quelques années encore. En parallèle, il participe, à partir de 1976, à des émissions sur l'étrange et l'ésotérisme avec Jacques Pradel.

En 1984, il s'installe, avec sa compagne Sonia Moreu, à Rennes-le-Château où ils ouvrent ce qui deviendra par la suite la librairie "l'Atelier Empreinte". Il se passionne alors pour le mystère de l'Abbé Saunière et de son prétendu trésor cathare : il décrypte le domaine et l'église, écrit un recueil de ses études ("La Clef du Royaume des Morts") et réalise une maquette impressionnante exposée aujourd'hui au musée du village.

Alain Féral présente lui-même sa maquette dans une vidéo...

Comme Alain Féral a connu personnellement Cocteau (avec un rapport « maître-apprenti », d'après Féral) et que Cocteau est présumé avoir été un des grands nautoniers du Prieuré de Sion, certains y ont vu un indice de la véracité de certaines théories (fumeuses ?), dans la lignée de la tambouille du Da Vinci code qui mélange allègrement les histoires du Prieuré de Sion et de l'abbé Saunière. Toujours est-il qu'Alain Féral va passer un bon quart de siècle ainsi, loin hélas de l'univers de la chanson. Aux dernières nouvelles, il aurait quitté Rennes-le-Château pour aller s'établir en Espagne.

(Edit du 30/12/2013 : Alain Féral est décédé le 24 décembre 2013. Le poète est hélas définitivement calme et serein...)

Je ne sais en revanche rien de ce qu'il est advenu de Gilles et France Paumier... Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ?

Jacques Mouton, hélas, est décédé il y a quelques années, de même que Luce Féral, qui nous a quitté en mars 2008. Cette dernière, d'abord en parallèle puis après les Enfants terribles, avait joué la comédie, dans des pièces ou dans quelques séries télévisées (Maigret, En votre âme et conscience) et était devenue professeur de chant, dispensant ses cours à de nombreux artistes : les Wriggles, Pricesse Erika, Ludivine Sagnier, Holden, etc.

Son site personnel, luceferal.net, répond hélas depuis aux abonnés absents. Le site Archive.org en a toutefois conservé un instantané de 2007.

Ainsi se finit donc l'histoire des Enfants terribles, qui enchantèrent la chanson française il y a quelques décennies de cela.

Mais comme les artistes ne meurent jamais vraiment, comme leur œuvre leur survit ainsi que le bonheur qu'ils ont répandu, voici un petit bijou de vidéo trouvé sur le site de la Radio Télévision Suisse, plus précisément ici. Il s'agit d'une émission de septembre 1968, "Boof", animée par Henri Dès (avant qu'il ne se lance dans la chansonnette pour enfant), dont les Enfants terribles sont les invités principaux, interprètant trois chansons en live (pour ceux qui sont pressés, cela se passe à partir de 13'50").

La qualité de l'image est faiblarde, mais baste ! Le talent est là, immense, ainsi que la joie et l'enthousiasme.


Oui, c'est l'évidence même : Alain Féral et ses Enfants terribles ont su percer le mystère de la poésie et de la beauté pour nous offrir le trésor de leurs chansons.

Et ce trésor-là vaut plus que tous les trésors cathares du monde.




nb : mes autres disques de légendes déjà chroniqués sont ici :
1 - Catchers : Mute
2 - David McNeil : David McNeil
3 - Pearls before swine : The use of ashes