Mais ne précipitons pas les choses. En 1970, je n'ai que huit ans. Je n'ai pas encore l'oreille suffisamment aventureuse (ni le budget adéquat) pour aller m'échouer sur les plages d'un disque qui a resté relativement confidentiel, surtout dans la France pompidolienne d'alors.

En fait, la rencontre ne viendra qu'une petite dizaine d'années plus tard, lorsque je partirai à la découverte de la discothèque de mon frère ainé, qu'il avait laissé en dépôt chez mes parents alors qu'il bossait à l'étranger. Et là, j'allais boire le sang de la licorne jusqu'à plus soif.

Ce disque n'est bien sûr pas sorti de nulle part, il y a une histoire avant, un cheminement jusqu'à son éclosion.

L'histoire a commencé en mars 1947 avec la naissance de Tom Rapp, à Bottineau, dans le Dakota du Nord, à un jet de pierre à peine du Canada. Ses parents, enseignants, déménagent peu après dans le Minnesota. A l'âge de six ans, le petit Tom se voit offrir sa première guitare. Une vocation est en train de naître.

Ici intervient une première anecdote savoureuse : il participe à un concours de jeunes talents et finit troisième du concours. Rien d'extraordinaire, me direz-vous ? Cela l'est un peu plus quand on sait que le cinquième du concours était un certain Robert Zimmerman. Oui, celui-là même qui allait devenir, quelques années plus tard, connu sous le nom de Bob Dylan et qui allait définitivement ancrer la vocation de Tom Rapp quand il l'entendrait à la radio. Mais Tom Rapp n'a aucun souvenir de la présence de Dylan lors du concours : seules des coupures de journaux conservés par ses parents permettront à Tom Rapp de comprendre que sa première rencontre avec Dylan était bien plus ancienne qu'il ne le croyait. Pour l'anecdote, c'est une gamine de sept ans qui avait gagné le concours en faisant tourner son bâton de majorette dans un beau costume rouge. Comme quoi...

Ensuite, la famille déménage encore : la Pennsylvanie, et puis enfin la Floride en 1963.

C'est là qu'il entend pour la première fois "Blowin' in the wind" à la radio, interprétée par Peter, Paul & Mary. Enthousiaste, il appelle et rappelle la radio pour qu'ils le rediffuse encore et encore, puis il finit par acheter le 45 tours et découvre que la chanson est signée d'un certain Bob Dylan. Curieux, il finit par se procurer un exemplaire du "Freewheelin' Bob Dylan". Alors qu'il s'amusait à jouer des chansons de Presley ou des Everly Brothers jusque-là, sa voix s'éclaircit soudain : il veut chanter du folk lui aussi !

Il fonde un groupe avec des copains d'école : Wayne Harley (banjo, mandoline), Lane Lederer (basse, guitare) et Roger Crissinger (tambourin, orgue). Le nom du groupe ? Pearls before swine, vous l'aviez deviné...

Petit aparté sur le nom du groupe : "Pearls before swine" signifie "des perles aux pourceaux", expression issue de la Bible, rayon Saint Matthieu. Un nom étrange pour un groupe, mais l'époque est au psychédélisme, alors...

Inspiré pêle-mêle par le Jefferson Airplane, Joan Baez, les Byrds, Velvet Underground, les Fugs, les Bee Gees, et les cours de poésie du lycée, ils enregistrent quelques démos et les envoient au label ESP (chez lesquels les Fugs, groupe poético-théâtral anti-establishment - que Tom Rapp admirait - étaient produits), qui accepte de les signer.

Ils partent ainsi enregistrer leur premier album. Le petit label ESP avait pour habitude de laisser une entière liberté aux artistes, mais sous la contrainte d'un budget limité. Les Pearls before swine loue donc un studio primitif deux pistes dans un garage avec à la clé, sans grande surprise, un résultat assez pourri. Le groupe est invité à venir à New York en mai 1967 pour refaire le tout dans un studio quatre pistes. En quatre jours et quatre nuits, ils enregistrent leur premier album ("One Nation Underground") pour un budget de 1500 dollars. L'album se vendra à 200000 exemplaires, même si le groupe, pour des problèmes de contrat, ne touchera que peu de royalties.

Un second album, "Balaklava", suivra un an plus tard, aussi empli de protestation, de mysticisme, de mélancolie que le premier, avec une pochette tout aussi "culturelle" (tableau de Brueghel, contre Bosch pour le premier).

Le groupe signe ensuite chez Reprise Records en 1969. Il serait d'ailleurs plus exact de dire "Tom Rapp" que "le groupe", puisque les autres membres originels ont quitté la formation. Les cinq albums enregistrés chez Reprise records le seront avec des musiciens différents, au fil du hasard des rencontres. Bref, Pearls before swine, c'est Rapp avant tout.

Il enregistre un troisième album, "These Things Too", en 1969, assez onirique, qui sera un peu boudé par la critique.

Le suivant le sera moins. Et le suivant, c'est celui dont il est question aujourd'hui, c'est "The use of ashes", édité en 1970, et qui contient sûrement les plus fines compositions de Tom Rapp.

Tom Rapp, qui avait rencontré sa première femme Elisabeth, néerlandaise, deux ans plus tôt, était parti s'installer avec elle dans les environs d'Hilversum, aux Pays-Bas, où il a composé l'essentiel des chansons de l'album. Celles-ci furent ensuite enregistrées à Nashville en mars 1970 avec des musiciens de studio de bon calibre (dont plusieurs membres de Area Code 615) :

  • Tom Rapp : chant, guitare
  • Elisabeth : chant
  • Charlie McCoy : dobro, guitare, basse, harmonica
  • Norbert Putnam : basse
  • Kenneth Buttrey : batterie
  • Buddy Spicher : violon, violoncelle, alto
  • Mac Gayden : guitare
  • David Briggs : piano, clavecin
  • John Duke : hautbois, flûte
  • Hutch Davie : claviers
  • Bill Pippin : hautbois, flûte

La première face (concept disparu avec l'émergence des CD et a fortiori des mp3), surtout, était à tomber, avec notamment deux morceaux que je tiens pour de purs chefs-d’œuvre et dont je vous propose la visite.



The jeweler

L'album s'ouvre sur un premier pur joyau. Un joaillier qui s'efforce de redonner du lustre à de vieilles pièces, un thème qui est venu à l'esprit de Tom Rapp en voyant sa femme Elisabeth nettoyer un bijou avec une pâte faite à partir de cendres. La poésie de Rapp à fait le reste... Frissons garantis.

The jeweler has a shop on the corner of the boulevard
In the night, in small spectacles, he polishes old coins
He uses spit and cloth and ashes
He makes them shine with ashes
He knows the use of ashes
He worships God with ashes

The coins are often very old by the time they reach the jeweler
With his hands and ashes he will try the best he can
He knows that he can only shine them
Cannot repair the scratches
He knows that even new coins have scars so he just smiles
He knows the use of ashes
He worships God with ashes

In the darkest of the night both his hands will blister badly
They will often open painfully and the blood flows from his hands
He works to take from black coin faces the thumbprints from so many ages
He wishes he could cure the scars
When he forgets he sometimes cries
He knows the use of ashes
He worships God with ashes


Tentative de traduction personnelle :

Le joaillier a une boutique au coin du boulevard
Au cœur de la nuit, avec ses petites lunettes, il polit de vieilles pièces
Il se sert de sa salive, de tissu et de cendres
Il les fait briller avec des cendres
Il connait l'usage des cendres
Il vénère Dieu avec des cendres

Les pièces sont souvent très anciennes quand elles arrivent chez le joaillier
Avec ses mains et des cendres, il fera de son mieux
Il sait qu'il peut seulement les faire briller
Qu'il ne peut pas réparer les égratignures
Il sait que même les pièces neuves ont des cicatrices alors il en sourit
Il connait l'usage des cendres
Il vénère Dieu avec des cendres

Au plus profond de la nuit, ses deux mains auront de mauvaises ampoules
Elles s'ouvriront souvent douloureusement et le sang coule de ses mains
Il s'efforce d'ôter aux pièces noires l'empreinte de tant de siècles
Il rêve de pouvoir guérir les cicatrices
Quand il oublie qu'il pleure parfois
Il connait l'usage des cendres
Il vénère Dieu avec des cendres



Rocket man

Que dire de cet autre pure merveille ? Un subtil mélange de finesse, de délicatesse et d'émotion. Tom Rapp a écrit cette chanson la jour où Neil Armstrong a fait ses premiers pas sur la Lune, en s'inspirant d'une nouvelle de Ray Bradbury, "The rocket man", publiée en 1951, et qui avait marqué le jeune Tom quand il avait 12 ou 13 ans. Avec, en filigrane, le souvenir d'une relation difficile avec son père alcoolique. Sublime est le seul mot qui me vient à l'esprit, sans le galvauder.

A noter que Bernie Taupin, l'auteur attitré d'Elton John, a toujours reconnu que la chanson de Pearls before swine l'avait inspiré pour écrire son propre "rocket man" deux ans plus tard. Une des chansons à succès d'Elton John alors que celle de Tom Rapp restera plus confidentielle, ce qui prouve que le public n'a aucun goût.

My father was a rocket man
He often went to Jupiter or Mercury, to Venus or to Mars
My mother and I would watch the sky
And wonder if a falling star
Was a ship becoming ashes with a rocket man inside

My mother and I
Never went out
Unless the sky was cloudy or the sun was blotted out
Or to escape the pain
We only went out when it rained

My father was a rocket man
He loved the world beyond the world, the sky beyond the sky
And on my mother's face, as lonely as the world in space
I could read the silent cry
That if my father fell into a star
We must not look upon that star again

My mother and I
Never went out
Unless the sky was cloudy or the sun was blotted out
Or to escape the pain
We only went out when it rained

Tears are often jewel-like
My mother's went unnoticed by my father, for his jewels were the stars
And in my father's eyes I knew he had to find
In the sanctity of distance something brighter than a star
One day they told us the sun had flared and taken him inside

My mother and I
Never went out
Unless the sky was cloudy or the sun was blotted out
Or to escape the pain
We only went out when it rained


Tentative de traduction personnelle :

Mon père était un astronaute
Il allait souvent vers Jupiter ou Mercure, vers Vénus ou Mars
Ma mère et moi avions l'habitude de regarder le ciel
Et de nous demander si une étoile filante
N'était pas un vaisseau se consumant en cendres avec un astronaute à l'intérieur

Ma mère et moi
Ne sortions jamais
A moins que le ciel ne soit nuageux ou que le soleil ne soit masqué
Ou, pour fuir la douleur
Nous ne sortions que quand il pleuvait

Mon père était un astronaute
Il aimait le monde au-delà du monde, le ciel au-delà du ciel
Et sur le visage de ma mère, aussi solitaire que le monde dans l'espace
Je pouvais lire le cri silencieux
Et que si mon père tombait dans une étoile
Nous ne devrions plus jamais regarder cette étoile

Ma mère et moi
Ne sortions jamais
A moins que le ciel ne soit nuageux ou que le soleil ne soit masqué
Ou, pour fuir la douleur
Nous ne sortions que quand il pleuvait

Les larmes sont souvent comme des joyaux
Ma mère devint invisible aux yeux de mon père, car ses joyaux étaient les étoiles
Et dans les yeux de mon père, je voyais qu'il avait besoin de trouver
Dans le sanctuaire de l'espace quelque chose de plus brillant qu'une étoile
Un jour, on nous a dit que le soleil avait fait éruption et l'avait englouti

Ma mère et moi
Ne sortions jamais
A moins que le ciel ne soit nuageux ou que le soleil ne soit masqué
Ou, pour fuir la douleur
Nous ne sortions que quand il pleuvait



Le reste de l'album recèle d'excellents morceaux, même si aucun n'arrive au niveau exceptionnel des deux chefs-d’œuvre que sont "The jeweler" et "Rocket man". Mais des chansons comme "Song About A Rose", "Tell Me Why" ou "Riegal" valent vraiment le détour.

Le mieux est de vous faire une idée par vous-même. Voici donc l'intégralité de l'album en écoute...





Et après ?

L'aventure Pearls before swine continuera encore quelque temps, avec deux albums : "City of Gold" et "Beautiful lies you could live in", tous deux publiés en 1971. C'est à cette époque que le groupe fait pour la première fois de la scène. Un dernier album chez Reprise Records suivra en 1972 : "Familiar Songs", compilation de ré-enregistrement de chansons de jeunesse de Tom Rapp, publié sous son propre nom et sans son consentement.

Pour le coup, Tom Rapp change de label et signe chez Blue Thumb Records. Deux albums y sortiront, là aussi sous son nom : l'excellent "Stardancer" en 1972 et "Sunforest" en 1973.

Le groupe continue de tourner jusqu'en 1974. Après, Tom Rapp continue à se produire en solo, jusqu'à son ultime prestation en 1976, avec Patti Smith.

Car Tom Rapp, un jour, en a eu assez. Des tournées. Du show-business. Au bout de dix ans, il avait pu rencontrer tous les gens qu'il admirait (y compris Dylan, lors d'un concert commun en 1975, bien des années après le concours de jeunes talents). Sans argent (le manager d'ESP s'était barré avec le fric de ses premiers albums, les plus gros succès), Tom Rapp en était réduit à vendre du popcorn dans un cinéma. Il y appris le métier de projectionniste, tout en regagnant les bancs de l'école pour étudier le droit. Une époque chargée pour lui. Il dira plus tard en interview qu'il a dû dormir au total cinq heures durant toute cette période.

Le courage et la ténacité paient : en 1984, il est diplômé de l'Université de Pennsylvanie et devient juriste, et se spécialise dans le droit civil et les cas de discrimination.

A la demande d'un magazine, il remonte sur scène, lors d'un festival en 1997, avec le groupe de son fils. Il retourne en studio et y enregistre un ultime (jusqu'au prochain ?) album en 1999 : "A journal of the plague year".

Et puis les ans passent encore. Après s'être battu contre les discrimination, il en sera victime : l'attorney du comté de Charlotte, en Floride, où il travaillait, fait tout pour le mettre à la porte, lui et un collègue, sur la base de leur âge, le poussant à porter l'affaire devant les tribunaux. Mais le plus important de ces années à ses yeux, j'imagine, restera le combat contre le cancer de sa seconde femme, Lynn, combat victorieux puisqu'elle se porte bien aujourd'hui aux dernières nouvelles.

Voilà, c'est l'histoire d'un type sensible, talentueux, poète, qui aura écrit de superbes chansons, dont deux des plus belles que je connaisse, mais qui n'aura jamais eu l'écho qu'il aurait dû avoir dans le grand public et l'histoire de la musique.

Vous savez quoi ? Pearls before swine, "des perles aux pourceaux", finalement, c'était plutôt bien trouvé, comme nom de groupe...