Je vous racontais ici cette soirée glaciale du 14 janvier 1960 durant laquelle une aile de notre collège s'enflamma inopinément. Heureusement, ses imposants bâtiments en comptent six ainsi qu'il est écrit dans le livre de l'Apocalypse : "ils ont… six ailes, et ils sont remplis d'yeux tout autour et au dedans. Ils ne cessent de dire jour et nuit : saint, saint, saint est le Seigneur Dieu, le Tout-Puissant, qui était, qui est, et qui vient !"

On nous rassembla pour nous conduire dans un autre collège et nous partîmes en rangs par deux. La colonne s'immobilisa devant l'établissement qui devait nous accueillir, et l'attente commença.

Bien que la sonnette en ait été actionnée plusieurs fois, rien ne bougeait dans cette bâtisse. Le pion en soutane, qui nous avait conduit, frappa du poing sur la lourde porte en chêne (les lourdes portes sont toujours en chêne). Son insistance et ses appels finirent par réveiller un concierge bougon qui daigna montrer le bout de son nez à travers un judas placé à cet effet au milieu de la lourde porte en chêne. Apercevant de son œil torve une cohorte de zombies devant sa porte (lourde et en chêne), il pensa immédiatement à une plaisanterie, prononça quelques mots de mécontentement, et retourna se coucher.

L'attente continua devant la lourde porte, car où il y a du chêne, il n'y a pas de plaisir. A ces maux, le corbeau ne se sent plus de froid, ouvre un large bec, laisse tomber son effroi. Il y met tout son cœur, laisse parler sa douleur. Il articule si bien sa façon de penser, en y mettant les pleins et les déliés, que le cerbère en colère doit se relever. Il se met alors à déraisonner dans un français approximatif. Cela dure d'interminables minutes polaires, et, c'est bien connu, là où il y a des indigènes… Nous commençons à nous faire une idée de l'éternité lorsqu'enfin il se laissa convaincre de déranger son directeur. La pneumonie collective nous guette quand la lourde porte en chêne s'ébranle.

Il était plus que temps. Nous sommes quelques uns à jouer des castagnettes. Il nous faut encore attendre dans un couloir mal éclairé que l'on retrouve les clés d'un dortoir désaffecté à défaut d'être désinfecté. Mais enfin, il ne fait plus que moins dix au lieu de moins vingt. On a presque chaud lorsque l'on pénètre dans un ancien dortoir sous les toits (c'est fou ce qu'il peut y avoir comme dortoirs sous les toits !) où se trouve un alignement de lits, sans matelas, ni couvertures, ni draps, ni polochons, ni oreillers, ni tables de nuits, ni pots de chambre, ni pantoufles, ni pyjamas, ni sommeil ...

Le concierge, qui a perdu le sien, se montre à présent plus compatissant à notre égard. Dans la pénombre du couloir, quelqu'un aurait aperçu une étincelle de compassion au fond de son œil glauque. Moi, je n'ai rien vu, mais je vous rapporte ce témoignage pour la sincérité de mon récit. Je dois admettre que ce Quasimodo à la mine presque tibulaire essaye de se faire pardonner depuis qu'il a compris qu'il fallait une raison sérieuse pour qu'une soixantaine de potaches viennent se geler devant sa porte (en chêne) au milieu de la nuit.

Il est allé nous chercher des matelas et des couvertures. Cela lui prend un temps certain, insupportable après les attentes précédentes, un temps qu'il faut tuer. Pour cela, le pion nous raconte le voyage aux Baléares d'un groupe d'élèves du collège durant les dernières "grandes vacances". L'esprit d'émulation qui émaille chaque jour de l'année scolaire du jésuite doit être un mode de vie à développer même à l'extérieur du collège. Le jésuite en fait la promotion de jour comme de nuit, été comme hiver, durant les vacances aussi bien que pendant l'année scolaire. Un voyage que je pourrai aussi vous raconter car une fois de plus il démontre que "la vie a plus d'imagination que n'en portent nos rêves".

Permettez-moi plutôt de vous relater à présent comment tout cela a commencé.

Notre Seigneur, dans son infinie sagesse et sa grande bonté, avait posé son regard, ce soir-là, sur l'étudiant Jean-Claude, et l'avait choisi parmi tous pour qu'il participe activement à l'édification de la Sainte Église Catholique. Il avait chargé cette âme humble et généreuse de tourner une page du livre d'histoire des jésuites dans leur mission d'éducateur. Jean-Claude était le troisième fils d'une famille de six enfants dont le père était cultivateur sur les hauts plateaux du Jura, ou plutôt les plateaux du Haut Jura. Bon élève, travailleur et appliqué, il ne devait qu'à sa persévérance et à une bourse d'être là à préparer une licence d'allemand. Toutefois, cette bourse n'était que départementale et ne lui permettait pas de vivre, mais cela ne l'étonnait pas outre mesure puisque, pour lui comme pour les autres, c'était la bourse ou la vie. Les fonctions de pion qu'il occupait dans ce collège de jésuites lui offraient donc la vie en plus, puisqu'il était logé et nourri.

Nourri ? Le lecteur attentif trouvera certainement le mot exagéré et prétentieux. Logé ? Oui, mais dans quelles conditions et pour combien de temps encore ? Il disposait, sous les combles, d'une minuscule pièce mansardée, juste assez grande pour contenir son lit, une table de travail et une penderie dont le rideau effrangé dissimulait à demi une valise en carton et quelques vêtements. Livres et cahiers, documents, traductions et polycopiés débordaient des étagères fixées au mur, recouvraient le lit et jonchaient le sol. Ici, l'été, c'était l'enfer. Et le reste du temps, un petit poêle rond à sciure luttait péniblement contre les températures sibériennes de ce réduit visité sans façon par les vents du nord qui le narguaient en sifflotant.

Ah, les vents du nord ! Que n'évoquent-ils pas dans vos esprits éventés ? Enrico Macias, peut-être ? Mais passons. Pour l'instant, ils s'appliquaient à faire de cette nuit de janvier au ciel pur et sans nuage, la plus froide de l'année. Sans vouloir déflorer le sujet mais au risque de casser le suspens, autant vous dire tout de suite qu'ils y parviendront, chassant le mercure au fin fond des thermomètres.

Le sport cérébral que Jean-Claude pratiquait assidûment au milieu de son fatras de papiers ne le réchauffait que d'une manière très relative. Cette relativité le poussa à pousser le poêle poussif. Ce zozo sans souci lui servit un sceau supplémentaire de sciure sèche, ce qui mit le poêle de mauvais poil. Il était rouge de colère, le sanguin. Il fumait déjà à l'idée de ne réchauffer que sa proximité immédiate. S'il se fâchait pour de bon, des étincelles étaient à craindre.

N'y tenant plus, au bord de l'apoplexie ou de l'indigestion, il péta un coup, histoire de se soulager. Oh, pas bien fort, discrètement, pour ne déranger personne. Juste pour faire un peu de place, pour faire descendre la sciure. Juste quelques petites étincelles. C'est bien connu, ceux qui ne font pas de bruit sont les plus redoutables... Lorsque celui-ci parvint aux narines de Jean-Claude, il était déjà trop tard. Il avait une odeur de brûlé caractéristique. Le mal était fait. Le dessus de lit se consumait en dégageant une fumée noire et piquante. Du fait de l'absence totale d'équipement sanitaire sur place - faut quand même pas rêver -, il n'avait pas le moindre petit verre d'eau sous la main pour stopper ces velléités d'incendie. Jean-Claude hésita sur ce qu'il devait prendre pour étouffer les flammèches qui mangeaient son dessus de lit avec un appétit croissant. Son blouson ? Sûrement pas. Sa valise ? Elle était remplie de bouquins. Un dico ? Trop petit. Vite, vite, il fallait trouver quelque chose car le gourmand commençait à goûter de sa couverture. La fumée s'épaississait. Elle suffoquait Jean-Claude, tétanisé par la rapidité avec laquelle le sinistre s'étendait et s'amplifiait. Les nombreux papiers qu'il rencontrait lui donnaient une vigueur inattendue. Un million de scénarios-catastrophes traversèrent son esprit à la vitesse de la lumière. Devant la nécessité d'agir, désespéré, il prit son blouson et tapa à grands coups sur son lit qui crachait à chaque offensive de petites gerbes d'étincelles. Comprenant que cela ne suffirait pas, qu'il avait sous-estimé le danger, qu'il fallait être plus d'une personne - peut-être deux - il se dirigea vers le couloir, aveuglé par la fumée et freiné par des quintes de toux qui lui donnaient des envies de vomir. Il reçu l'air frais du couloir comme une délivrance, couru les dix mètres qui le séparaient de la chambre du père Étienne dans laquelle il s'engouffra, le souffle court, les yeux rougis et larmoyants.

- Il y a le feu. Je n'arrive pas à l'éteindre. Il faut donner l'alerte.

Sans attendre de réponse, il laissa le Père Étienne interloqué et perdu dans ses interrogations. Il dégringola les escaliers jusqu'au bureau du Préfet des études, en risquant dix fois la foulure sur les marches émoussées qu'il sautait quatre à quatre. Il pénétra dans la pièce sans y être invité, ce qui constituait en soi une circonstance aggravante à ses distractions précédentes. Le Père Chaumienne, honorable Préfet des études depuis quatre ans, allait remettre à sa place ce jeune freluquet dont l'impolitesse frisait le ridicule mais le jeune freluquet, décidément pétri d'inconscience, récidiva immédiatement en lui coupant la parole :

- Mon Père, il y a le feu, et je ne parviens pas à l'éteindre.

Inconsciemment, Jean-Claude était content d'avoir livré cette information comme on dépose une charge trop lourde qui sera prise en main par plus fort que soi. Ce soulagement dessinait sur ses lèvres un vague sourire que le Père Chaumienne prit comme une provocation supplémentaire. Décidément, ce dadais dément regretterait son audace dès demain. Serrant instinctivement les mâchoires, encore suffoqué par ce viol de domicile, il trouva juste assez d'air pour souffler :

- Où ?
- Dans ma chambre, enchaîna rapidement Jean-Claude, qui, bien sûr, brûlait d'impatience.
- Comment cela est-il arrivé ?

Cet être supérieur discutait pendant que la maison brûlait.

- Mon Père, venez vite m'aider !

Le Père Chaumienne prit conscience de la gravité de la situation au fait que ce godelureau, habituellement effacé, lui donnait des ordres à lui, Préfet des Études. Dont l'autorité faisait autorité. Dont la pupille dilatée pétrifiait d'ordinaire les plus audacieux. Il se leva, sans commentaire, et précéda Jean-Claude dans les escaliers.

- Comment cela est-il arrivé ? répéta-t-il.

Jean-Claude allait répondre lorsqu'un bruit de locomotive essoufflée l'interrompit. Ils aperçurent presqu'aussitôt le Père Étienne dont les cent kilos dévalaient l'escalier plus vite que ses courtes jambes ne l'auraient voulu. Le spectacle qu'il offrait apportait les réponses aux questions que le Père Chaumienne se posait. Ses petits yeux exorbités, au milieu d'un visage luisant et d'une belle couleur vermillon, exprimaient tout le désespoir du monde. Il passa à coté d'eux sans s'arrêter (l'aurait-t-il voulu qu'il n'aurait pas été en état de le faire, les freins ne répondant plus) en leur lançant un : "C'est foutu ! Vais prévenir les pompiers".

Pour des êtres qui ne croyaient qu'en Dieu, une affirmation aussi catégorique appelait une vérification immédiate. Cela paraissait incroyable. Cela n'avait jamais été. Saint Thomas ne l'aurait pas démenti. Pourquoi une telle épreuve ?

La fumée commençait à envahir le sommet des marches. Lorsqu'ils pénétrèrent dans le couloir qui menait au petit foyer de Jean-Claude, ils aperçurent derrière un épais rideau de fumée noire la lueur des flammes qui ravageaient sa chambrée avec la fureur du dragon.

- Mais enfin, Jean-Claude, comment cela est-il arrivé ?