Ou la première fois que j'ai vu une fille nue...



Du temps de ma jeunesse interlope, les mœurs étaient largement plus libérées que de nos jours. J’entends par là… (oui je sais, d’aucuns diraient que par là on n’entend pas grand chose) mais quand même, j’entends par là que le politiquement correct n’était pas encore arrivé, comme maintenant, à régner en maître sur le PAF… L’État ne nous dictait pas encore notre conduite, on n’avait besoin de personne pour nous dire quand se laver les mains et sur quelle commode poser notre postérieur. La parenthèse enchantée (déjà pilule, pas encore sida) nous enrobait dans une bulle d’insouciance et de liberté, des fleurs plein nos cheveux et de la musique plein le cœur. On montait à pied sur les collines et on se retrouvait dans des maisons bleues dont les portes n’étaient jamais fermées. On connaissait le pouvoir des fleurs... C’est au nom de cette liberté curieuse et dénuée de toute lubricité que nous offrions des marguerites aux garçons qui nous plaisaient, c’était un code.

Un jour, dans une soirée, sur un tapis en pur chanvre des Indes, une fille m’offrit une fleur. Interloquée, je sentis d’abord un vieux relent de retenue judéo-chrétienne me taquiner la conscience. Mais mon côté aventurier anar prit vite le dessus, et je me dis que je n’aimerais pas mourir idiote. Car si de nos jours, l’angoisse existentielle est de vivre heureux, à l’époque l’ombre de cette terrible infâmie, « mourir idiote », guidait nos choix plus sûrement qu’un Tomtom. A dix-huit ans, en même temps, j’avais un peu de marge, mais on ne sait jamais. On n’est jamais à l’abri d’une attaque de typhus ou de fourmis géantes…

Je suivis Sapho, vaguement inquiète quand même, craignant de paraître un peu gourde, car je n’avais jamais « fait ça »… Je me retrouvai en deux temps trois mouvements en tenue d’Eve dans les bras blancs et fermes de cette prêtresse de l’amour libre.

Qui l’eût cru ? C’était une fille que je croisais chaque jour au lycée, et jamais je n’aurais imaginé la voir nue un jour, onduler comme une couleuvre de Montpellier à la sortie de l’hiver.

Je me souviens de sa peau de nacre, pâle comme les statues grecques en albâtre, et qui contrastait avec la pilosité d’un noir d’ébène de son triangle sacré. Je me souviens de ses sourcils à la Brooke Shields, de son rire en cascade. Elle avait l’amour gai. Sa peau était incroyablement douce. Elle me dit la même chose de la mienne. Nous nous accordâmes. Je basculai dans un monde étrange, vaguement saoulée, abandonnée comme un roseau au vent, me laissant investir telle une plage par la mer. Mais je me souviens aussi que j’eus moins de plaisir à inverser les rôles, que je fus une piètre conquérante, et que, légèrement écœurée par l’odeur fade de ses rivages, je bâclai ma partie et m'enfuis comme une voleuse… C’est ce soir-là, j’en suis certaine, que je compris, résolument, que je préfèrerais toujours les hommes. Et que mes voiles au vent avaient besoin d'un mât. Mon séjour dans l’île de Lesbos avait été de courte durée.

Il m’a laissé quand même la joie de n’avoir jamais regretté le voyage. Car je sais, de source sûre, que je ne mourrai pas idiote. C'est bigrement rassurant.