En 2012, j'avais passé quelques heures avec Patrick Viveret lors de la sortie de son livre « La cause humaine : du bon usage de la fin d'un monde. » Ce philosophe et énarque ne défend pas tel ou tel modèle de développement, mais pense plus important de prendre dans chaque modèle ce qu'il peut apporter de bonheur aux humains. Il sait dire aussi quelques vérités comme le fait qu'il n'y a pas de chômage parce qu'on est en crise, mais tout simplement parce qu'on n'a plus besoin de travailler autant et que c'est une bonne nouvelle !

Deux ans et demi après, cet entretien est rigoureusement actuel, alors je le réutilise, consciente que beaucoup ne l'avaient certainement pas lu. D'ailleurs, chaque fois que je vais faire un tour sur mon ancien blog Jouer au monde, je me dis que je n'ai plus rien à écrire : tout y est, et presque rien n'a changé dans le sens que j'espérais, hélas.



(Patrick Viveret) Imagine : entre 1960 et 2010, la productivité en France a quintuplé. Cinq fois moins de personnes suffisent pour créer autant de richesses qu'en 1960, où on ne vivait pas dans le dénuement, loin de là. Alors certes, en 2010 on a produit davantage qu'à cette époque, mais pas cinq fois plus. Conclusion : il est logique que les emplois disparaissent, parce qu'on a besoin de moins de gens pour produire.  Ça a permis de réduire le temps de travail, ce qui, jusqu'à ces dernières années, était considéré comme un réel progrès. En revanche, il y a plus de richesses qu'il n'y en a jamais eu sur terre, d'autant plus que la spéculation multiplie les sommes en circulation. Or 97% des échanges sur terre sont financiers et 3% seulement concernent ce qu'on appelle l'économie réelle. On croule sous l'argent ! 


On ne cesse pourtant de nous répéter que les caisses sont vides. Alors, comme dirait Mafalda : « il est où l'argent que les gens et les États n'ont plus ? »

Dans les paradis fiscaux, dans la fraude fiscale (évaluée à 35 à 40 milliards d'euros par an) dans la faillite des banques en 2008 : 800 milliards d'euros ont été déboursés en Europe pour « sauver les banques » qui avaient trop spéculé, moyennant quoi elles sont aujourd'hui florissantes et les États, donc les contribuables, qui se sont endettés pour les sauver ont la tête sous l'eau. Plus prosaïquement, en France, les exonérations de cotisations sociales, réductions d'impôts et niches fiscales ont coûté 100 milliards en dix ans. En dix ans également, 10% du PIB a été transféré des salaires vers les revenus du capital. Il y a des choses simples à faire pour remettre ce monde fou à l'endroit, avec des propositions concrètes, immédiates et supportables, déjà en vigueur dans d'autres pays. Il suffit de revenir à un peu de morale, de cesser de prendre l'économie pour un casino royal et d'appliquer les lois existantes.


On pourrait donc assurer à tous les citoyens du monde un revenu de base sans qu'ils travaillent ?

Pas tout à fait. Ne pas avoir d'emploi ne signifie pas être oisifs. Beaucoup de besoins humains essentiels sont satisfaits hors de l'emploi salarié. L'exemple ancestral est celui de la mère au foyer : sans contrat de travail ni salaire, elle assure mille fonctions sans lesquelles la société ne survivrait pas. Il serait normal qu'elle ait un revenu de base qui lui donne l'indépendance indispensable pour maîtriser sa vie.

Autre exemple : les retraités passent-ils leur temps assis dans un rocking-chair à contempler tristement la rue ? Pas du tout ! 50% des bénévoles des associations sont des retraités, sans compter ceux qui gardent leurs petits-enfants, s'occupent de leurs très vieux parents, écrivent et partagent leur expérience, voient leurs amis... Ils n'ont pas d'emploi, mais ils sont indispensables à la société, qui ne fonctionnerait pas sans eux, et ils peuvent le faire parce que leur retraite les délivre de l'angoisse matérielle. Il a été calculé qu'un homme de 76 ans travaillant 8h par jour, soit 1/3 de sa journée, n'a consacré en fait que 12 à 15% de sa vie à son emploi si l'on déduit les vacances, les jours fériés et quelques périodes de maladie ou de chômage. Devons-nous fonder toute notre existence sur 15% de notre vie ?



Tu prêches une convaincue, mais je connais des cadres chômeurs bien indemnisés ou des retraités aisés qui ont le sentiment de ne plus exister parce qu'ils n'ont plus de statut social.

C'est bien pourquoi, même s'il est important d'agir au niveau politique, il faut soi-même changer son regard sur le monde et découvrir que la gratuité et l'affectif apportent plus de bonheur qu'un statut prestigieux, dès lors que la survie matérielle est assurée.


Dans le magazine où je bossais, j'avais fait un article où je demandais aux gens ce qui les rendait heureux ou malheureux. Heureux : « j'ai promené mon chien au parc et respiré l'odeur d'herbe coupée », « une fille m'a souri, on a échangé quelques mots», « il faisait chaud, je suis allée me baigner à l'heure du déjeuner » « En cours de maths, j'ai vu une lueur de compréhension s'allumer dans l’œil d'un cancre». Les malheurs étaient tous liés à la vie de fous qu'on mène, genre : « je conduisais sur le périph, mon mobile a sonné, j'ai répondu, la voiture devant moi a pilé, paf ! Je lui suis rentré dedans... Résultat : tôle froissée, en retard au boulot et PV pour avoir téléphoné en voiture, vie de merde ! »
J'avais rédigé un encadré soulignant que le bonheur réside très souvent dans des sensations gratuites et des rencontres humaines, qu'aucun interviewé ne m'avait dit qu'acheter le dernier Iphone l'avait rendu heureux, alors que les (petits) malheurs découlaient d'une vie où on se laisse déborder par le temps et les objets. L'encadré et les exemples de malheurs ont  été supprimés, le papier réduit à quelques interviews mineures titrées : « Vos petits plaisirs ». Je me suis dit que pour être ainsi censurée, j'avais dû toucher quelque chose d'essentiel qu'il ne fallait pas dire...

Effectivement, dans une société basée sur le matériel, c'est carrément sacrilège ! Pourtant, tu as raison : il y a 12 millions de bénévoles en France qui, lorsqu'on les interroge, racontent le bonheur de rendre service, de se sentir utiles aux autres. Ils font un boulot essentiel, qui n'est pas un emploi. Comme beaucoup d'artistes, sans qui la vie serait si terne, et qui devraient pouvoir créer sans l'angoisse du lendemain, d'autant plus que la culture est une des meilleures réponses à la violence.


La musique adoucit les mœurs... et la fréquentation énorme des musées montre que l'art est un vrai besoin.

Et un plaisir ! Je prône le changement de société via le désir et le plaisir. L'écologie, si importante pourtant, a le tort de parler de façon restrictive : moins de ceci, moins de cela... en culpabilisant toute personne qui ne suit pas le dogme. Il faut insister sur le fait que jusque dans les années 70, on avait un mode de vie écologiquement soutenable et qu'on était plus heureux qu'aujourd'hui. Donner du sens à sa vie à travers des amis, des amours, des actions politiques ludiques, des jeux, une alimentation savoureuse et saine, des éclats de rire et des caresses, c'est faisable tout de suite.


Un lecteur de 63 ans m'avait écrit: « Je n'ai su aimer qu'à deux périodes de ma vie. Quand j'étais étudiant, disposais de temps libre et ne pensais qu'aux filles, et depuis que je suis en retraite avec ma troisième compagne. Dans l'intervalle, j'ai bossé comme un malade, divorcé deux fois et rendu deux femmes malheureuses, sans parler de mes enfants que j'ai à peine vu grandir. Alors je propose une première mesure : quand on va dans une soirée, les gens vous demandent toujours « que faites-vous dans la vie ? » et attendent en réponse une profession. C'est mal vu de dire « rien » ou « chômeur ». Désormais, je leur demanderai : « Que faites-vous de votre vie ? »