« Bonjour, chère madame ! Je me présente : Arsène Dubidon, de la société Vidangeor. Vous avez sûrement déjà eu des problèmes de lavabos ou de baignoires bouchés, et vous aimeriez pouvoir les résoudre facilement et sans effort si cela venait à se reproduire ? Eh bien, je vous apporte le remède miracle à toutes vos angoisses : le débouche-tout Vidangeor ! Produit révolutionnaire issu de la recherche spatiale, le débouche-tout Vidangeor débouche tout... en douçor ! Ah, ah, ah ! Laissez-moi vous expliquer son fonctionnement en quelques mots, c'est d'une simplicité en-fan-tine ! Il suffit de donner un quart de tour à la clé à cliquet qui se trouve sous ce petit clapet que vous aurez pris soin de déverrouiller auparavant en retirant cette petite goupille et en composant la combinaison secrète sur ces trois roues dentées. Ensuite, vous tirez la chevillette en prenant garde à ne pas laisser choir la bobinette, vous armez le taquet, vous branchez le fil rouge sur la prise - de bec ! ah, ah, ah ! - et vous tirlipotez le petit zigouigoui sur le côté de l'appareil. Il ne vous reste plus qu'à donner un vigoureux tour de manivelle et à mettre le contact en reliant ces deux fils à l'aide d'une pince à linge... Voilà qui est fait : vous entendez le léger ronronnement du moteur diesel. Regardez ! La tige spiro-dévoreuse se déploie, pendant que les balayettes à turbo-booster entrent en action. Imaginez le décrassage dans les canalisations bouchées ! Une certaine résistance ? Qu'à cela ne tienne ! Actionnez le commutateur piézo-électro-magnétique, et ce sont les 6000 Watt du micro-réacteur nucléaire qui prennent le relais ! La saleté est pulvérisée, atomisée, réduite à néant ! Vos canalisations retrouvent leur vacuité originelle ! Décidément Vidangeor est un vrai trésor ! Et ce n'est pas tout ! Cette petite merveille, ce miracle de la technologie, possède un tire-bouchon intégré ! En vérité, je vous le dis : avec Vidangeor, vous déboucherez tout sans effort ! Voilà, c'est payable en trois traites, vous n'avez qu'à signer là... »

Josette, assommée, voyant qu'il s'arrêtait enfin un court instant pour reprendre son souffle après une minute quarante-cinq secondes de discours en apnée, sauta sur l'occasion pour enfin en placer une.

« Non, merci, ça ne m'intéresse pas. Et puis mon mari n'est pas là, et... »

...et son mari était là ! Aussi incroyable que cela puisse paraître, son Raymond de mari était présent, là, sur le palier, alors qu'il n'y avait personne un quart de poil de seconde plus tôt !

Découvrant l'air complètement effaré de sa cliente potentielle, Arsène Dubidon, qui s'apprêtait à discourir des effets laxatifs de son appareil (Vidangeor débouche VRAIMENT tout !), se retourna pour voir ce qu'elle pouvait bien fixer ainsi bouche bée. Il sursauta en se trouvant nez à nez avec un type moustachu, qu'il n'avait absolument pas entendu arriver dans son dos. Stupeur générale sur le palier C ! C'était à qui ferait le plus beau "O" avec sa bouche !

- Raymond ! Mais qu'est-ce que...
- Josette ! Qu'est-ce que tu fais au bureau... heu... enfin... heu... ici ?
- Euh... Bonjour, Monsieur... Arsène Vidangeor, de la société Dubidon...
- Ça alors !...
- Mais...
- C'est pas possible !...
- Heu ?... vous êtes le mari de madame ?...
- J'en reviens pas !...

Ce dialogue d'une richesse prodigieuse aurait pu continuer encore longtemps si notre ami Raymond n'avait pas commencé à flancher des genoux. Aidé par son épouse, il alla s'asseoir dans le fauteuil du salon.

- Ça c'est fort de café ! Je comprends rien : j'étais tranquille, dans mon bureau à travailler, et... je me retrouve d'un seul coup sur le palier !
- Calme-toi, mon bicou... C'est rien... Tu dois être un peu fatigué... (« Complètement siphoné, oui ! » se disait-elle en même temps).

Un léger doute cependant subsistait : oui, son Raymond de mari commençait visiblement à virer maboule (revenir ainsi à la maison sans même s'en rendre compte !), mais, quand même, c'était bigrement bizarre... Elle ne l'avait absolument pas entendu arriver... Et même pire : elle ne l'avait pas vu arriver ! Il était comme qui dirait apparu subitement sur le palier !... Non, décidément, ce n'est pas possible. Elle aura mal vu. Elle aussi commençait à fatiguer...

C'est ce moment que choisit Raymond, moite de sueur froide, pour s'éponger le front. Il sortit ce qu'il croyait être un mouchoir de sa poche et s'en tamponna l'occiput.

- Mais, Raymond ! C'est quoi ce... MAIS C'EST UN SOUTIEN-GORGE !!!!

Raymond, incrédule, eut juste le temps de regarder ce qu'il tenait dans la main : effectivement, n'ayant jamais vu de mouchoirs à balconnets, il dut admettre que cet objet était bien la pièce de lingerie féminine susnommée. Tout lui revint à l'esprit en un instant : le bureau, Berthine, la secrétaire, avec laquelle il avait enfin pu, hum, disons... conclure, ce matin, dans le local reproduction (!), la voix de son chef qui le cherche dans le couloir, précipitation, la peur d'être découvert, on se refagote à la hâte (c'est à ce moment qu'il a dû enfourner le soutien-gorge dans sa poche), il se précipite dans le couloir... et se retrouve tout-à-coup sur le palier de son immeuble ! En vérité, tout cela lui paraissait bien...

BLAM !

Ses réflexions venaient d'être brutalement interrompues par l'atterrissage brutal de l'aspirateur sur sa tête. Il faut préciser que le dit aspirateur avait été aidé en cela par une Josette furibarde.

- Tiens, salopiot ! Ça t'apprendra à fricoter dans mon dos !

Arsène Dubidon (de la société Vidangeor !), qui, ne comprenant décidément rien à ce qui se passait, était resté coi jusque là, se mit à hurler.

- Mais vous êtes folle ! Vous l'avez massacré !

Il se précipita vers Raymond, souleva l'aspirateur, couvert de sang.

- Regardez-moi ce carnage ! Vous mériteriez que je prévienne la police !

Il passa doucement la main sur le capot de l'aspirateur.

- Si c'est pas malheureux, tout de même ! Un Cyclono 1400 Watt avec aspiro-suceur électronique et roto-brosse supersonique ! Une merveille de la technique ! Quel gâchis !

Raymond, totalement nokaoute, avait rejoint le pays des rêves enchantés. Son cuir chevelu avait été vaincu par Cyclono et pissait le sang, ce qui arracha un cri d'horreur à Josette : « Mais c'est qu'il va me tacher ma moquette en plus ! »

Arsène Dubidon, qui essayait tant bien que mal de rafistoler l'aspirateur (une merveille de la technique !), jeta un vague regard sur Raymond.

- Vous n'avez qu'à appeler un docteur, il lui fera un pansement.
- Quoi ? Pour ce coureur de jupon ? Appeler le docteur ? Jam...

...Et le docteur Sirot était là, dans le salon ! Le buste incliné, les yeux à demi fermés, il semblait absorbé par l'auscultation stéthoscopique de la commode en chêne massif.

- C'est étrange, Mme Raillard, votre rythme cardiaque est particulièrement faible... Je dirais même plus, je n'entends rigoureusement rien... Mme Raillard, vous me couvez quelque chose ! Seriez-vous morte ?

L'air ébahi du brave docteur Sirot, levant le nez et découvrant tout à coup la nature un peu particulière de ce qu'il croyait être sa patiente, n'avait d'égal que celui de Josette et d'Arsène Dubidon. Seul Raymond semblait de glace : c'était d'ailleurs normal, puisqu'il était toujours en visite à Dreamland.

- Mais... Mais... Mme Raillard ! Où êtes-vous passée ? Mais... où... où suis-je ? C'est pas mon cabinet, ça !
- Docteur Sirot, mais que faites-vous dans mon salon ?
- Mais... c'est... c'est que j'en sais fichtre rien, moi !

L'émotion était à son comble. Plus personne ne comprenait rien à rien. Le docteur Sirot, traumatisé par son extraordinaire aventure, s'assit en tremblant sur le canapé. Arsène Dubidon, visiblement désemparé, tripotait nerveusement le magnéto-fibrilloscope intégré de son débouche-tout.

- Docteur, comment avez-vous fait pour apparaître subitement devant nous ? C’est… c’est un tour de magie ? C’est pour la caméra cachée ?
- Si je le savais moi-même !!!… Et… et cette pauvre Madame Raillard qui doit attendre en petite tenue la fin de son auscultation dans mon cabinet ?

Arsène Dubidon, dont la manche de son veston venait d’être accidentellement happée par la tige spiro-dévoreuse de son appareil, changea alors le cours de l’histoire en faisant remarquer que c’était juste au moment où Josette avait parlé du docteur que celui-ci était apparu, étrange non ?

Josette, complètement dépassée par la tournure des événements, ressentit un besoin de défouler ses nerfs martyrisés, et pourquoi pas justement sur ce représentant de commerce à la noix et son débouche-tout de la même matière ?

- Ecoutez, vous, ça suffit ! Arrêtez de raconter des conneries plus grosses que votre Poubellor…
- Heu… Vidangeor, pas Poubellor…
- M’en fouts ! J’ai un mal de crâne épouvantable, mon mari se radine d’un seul coup avec un soutien-gorge dans la poche, mon docteur apparaît comme une fleur dans mon salon, et vous, vous commencez à me raconter que je peux faire apparaître les Chœurs de l’Armée Rouge ou le Pape rien qu’en prononçant leur n…

Josette ne finit pas sa phrase et resta presque aussi pétrifiée – mais pour une raison bien différente – que son Raymond de mari : son salon était empli de cosaques chantant « Kalinka » à pleins poumons. Enfin, pour être plus précis, chantant un « Kalinka » en phase de freinage d’urgence, les cosaques en question s’arrêtant net les uns après les autres au fur et à mesure qu’ils ouvraient des yeux écarquillés en découvrant où ils se trouvaient. Et, comme perdu au milieu de la masse en uniformes rouges, un type insignifiant tout de blanc vêtu, tout aussi éberlué que la cinquantaine de personnes alentour.

Josette se sentait perdue. Serait-ce donc vrai ? Il lui suffisait de parler de qui que ce soit pour le faire apparaître aussitôt ? Non, tout cela était ridicule ! Et tout ce bruit, ce brouhaha monstrueux, toutes ces exclamations, en russe, en allemand, en français… Sa tête explosait !

Il est vrai que la stupeur était à son paroxysme dans les 28 m² du salon de Josette, pas vraiment agencé pour accueillir simultanément 67 personnes. Les cris et les questions fusaient de toute part. L’étrange mal de crâne de Josette semblait ne jamais devoir s’arrêter, et elle se sentait prête à défaillir tant la pression interne devait avoisiner les 300 bars dans son cerveau. Personne au monde ne devait à cette heure endurer une aussi furieuse migraine (à part son Raymond de mari s’il était sorti de son coma).

Elle sentit quelqu’un lui tapoter l’épaule en lui demandant d’une petite voix implorante en mauvais français : « Eh, où je être, bitte ? »

Josette se retourna brutalement en vociférant « ah, vous, allez au diable ! » et porta immédiatement sa main à sa bouche en constatant que c’était le Pape qu’elle venait ainsi de houspiller, et particulièrement mal à propos.

Mais elle ne vit pas que cela. Elle vit aussi les autres visages autour d’elle, tous tournés vers l’entrée de l’appartement. Elle vit l’effroi, l’épouvante, la terreur indicible dans les regards. Elle vit les bouches tordues. Elle vit les muscles tétanisés, les corps pétrifiés sur place. Elle vit des reflets lumineux sur les peaux suantes d’angoisse. Elle vit la raison chancelante. Elle vit tous les tourments du monde.

Son regard se tourna alors lentement, infiniment lentement vers l’entrée, tout en elle se refusait à croire que… Et pourtant, si : Il était là, immense, flamboyant, rougeoyant, couvert d’écailles et de graisse fondue, enveloppé de flammeroles soufrées, dégageant une âcre odeur de chair grillée, deux immenses cornes surmontant la braise malfaisante de ses yeux cruels, un sourire chargé de haine et de malice découvrant deux rangées de crocs ensanglantés, fouettant l’air du salon de Josette de sa queue bifide. Oui, Il était là, qui élevait sa fourche de feu au-dessus de sa tête et éclatait d’un rire tonitruant et glaçant d’effroi.

Josette était tétanisée. Elle tremblait de tout son être. Elle défaillit, chut sur les genoux, et, toute à l’horreur du moment, bredouilla un dérisoire : « Oh mon Dieu ! ».