Tino Brunart ne remarqua absolument rien la première fois qu'il alluma le petit poste de radio qu'il venait d'acheter. Il faut dire qu'il avait l'habitude d'écouter la radio comme on écoute un robinet d'eau tiède couler : sans y prêter grande attention. C'était pour lui surtout un moyen d'avoir un vague bruit de fond pendant que, la gueule encore tout ensommeillée, il avalait son café du matin. Un dérisoire palliatif à sa désespérante solitude depuis que sa femme l'avait quitté.

Ce n'est que le second jour que son attention fut captée par une information au milieu du journal de sept heures : "... bla bla bla crise politique bla bla bla chiffres du chômage bla bla bla bla projet de loi bla bla bla bla et nous apprenons à l'instant le décès cette nuit de Lou Saffire. Lou Saffire qui avait connu la gloire dans les années 70 avec des titres comme "dirty underwear", "the perfume of a goat" ou "the tractor song" et qui s'est donc éteint cette nuit des suites d'une longue maladie dans un hôpital de Los Angeles. Voilà, sur cette triste nouvelle, s'achève ce journal, rendez-vous à 7h30 pour un prochain flash d'info..."

Tino fut très affecté par cette annonce : Lou Saffire avait été l'idole de sa jeunesse, un des rares chanteurs qu'il avait affichés, sous forme de poster, aux murs de sa chambre d'enfant. "Merde alors ! On est peu de chose... Chienne de vie..." se dit-il, abasourdi que Lou Saffire ait ainsi pu mourir aussi bêtement, comme un humain normal, en donnant à cette matinée le goût amer de la fin de toute une époque.

Ce fut la première chose dont il parla, ce matin-là, aux collègues à la machine à café.

- Au fait, vous avez entendu ça ? Lou Saffire est mort !
- Hein ? Non, je ne suis pas au courant. Comment est-il mort ?
- D'un cancer, je pense. Dans un hosto...
- Hé, Tino, t'es sûr de ce que tu racontes ? Parce que j'ai écouté les infos sur l'autoradio dans la bagnole, et ils n'en ont pas du tout parlé. Ça m'étonne, ton truc.
- Appelle-moi Ducon tant que t'y es ! Je te dis qu'ils l'ont annoncé ce matin. Et fan comme je l'étais de Saffire, tu penses bien que j'ai bien écouté !
- Mouais... bon, bin, je vais aller voir sur internet ce qu'ils en disent. Je veux en avoir le coeur net.

Cinq minutes plus tard, aucun site d'information ne parlant d'un quelconque décès de Lou Saffire, Tino Brunart dut admettre, même si la chose lui paraissait plus qu'étrange, que ses sens avaient dû le tromper. Ou alors qu'il n'était pas bien réveillé ce matin et qu'il avait mélangé rêve et réalité. Ou que l'information ne circulait pas vite sur internet. Ou alors que quelqu'un avait fait un canular de très mauvais goût. Il en fut quitte pour subir les quolibets de ses collègues toute la journée.

Mais le lendemain matin, les rires n'étaient plus de mise et le regard de ses collègues avait changé du tout au tout : Lou Saffire était mort durant la nuit dans un hôpital de Los Angeles.

- Ah bin merde, Tino ! Là, tu me bluffes ! Comment t'as pu savoir ça avant même qu'il soit mort ? T'avais entendu dire qu'il était malade ? Ou t'as des dons de voyant ?

Tino était dépassé par les événements. Il répondit "eh, qui sait ?" avec un petit sourire au coin des lèvres. Mais en fait, intérieurement, il était pris dans un véritable vertige métaphysique : avoir ou ne pas avoir entendu, telle était la question qui le taraudait. L'hypothèse d'un rêve prémonitoire qu'il aurait confondu avec la réalité fut celle qu'il privilégia, par défaut, ne trouvant aucune autre explication satisfaisante.

Le lendemain matin, il écouta toutefois son poste de radio d'une autre oreille, bien plus attentive. Ou du moins, il essaya, mais il avait bien du mal à se passionner pour l'actualité : "...bla bla bla ultimatum de l'ONU bla bla bla bla coup d'état bla bla bla bla attentat bla bla bla bla vote à l'assemblée bla bla bla..."

Même avec la meilleure volonté du monde, l'esprit passablement obtus de Tino Brunart peinait à rester concentré sur le flux verbal : les informations lui rentraient par une oreille et, ne trouvant personne à qui parler à l'intérieur de son crâne, ressortaient par l'autre sans y laisser de trace. La marche du monde n'était vraiment pas la préoccupation première de Tino, beaucoup plus sensible à ce qui le concernait, lui, directement, comme la météo.

Tiens, justement, voilà qu'arrivaient les prévisions du jour : "la météo pour ce 21 janvier : la perturbation qui est arrivé hier sur la côte atlantique et qui a donné beaucoup de pluie sur l'ensemble des régions peinera aujourd'hui à s'évacuer par l'est. Il faudra donc garder son parapluie puisque nous aurons encore un temps très couvert et de nombreuses précipitations sur la majeure partie de la France..."

"Quelle bande d'incapables, pensa Tino, ils se plantent lamentablement : on a eu du soleil hier... heu... mais ils sont encore plus nuls que je le pensais : hier, c'était hier, il devraient quand même savoir le temps qu'il a fait !"

Il était perplexe. Il sentait qu'il y avait quelque chose qui ne collait pas dans ce qu'il venait d'entendre, au-delà de l'erreur sur le temps de la journée écoulée. Mais impossible de savoir quoi.

Il regarda sa montre : il était temps de se préparer pour se rendre au boulot. Il se figea. Il venait de comprendre ce qui clochait : sur sa montre, un petit "20" lui rappelait la date du jour. Or il était certain d'avoir entendu "la météo pour ce 21 janvier" à la radio... Ou plutôt, non, il avait dû rêver. Il avait forcément dû rêver. Ou le journaliste s'était trompé. Sur la date et sur le climat de la veille ? Hum, cela paraissait beaucoup, mais il fallait bien se raccrocher à des explications un tant soit peu rationnelles. Il partit travailler, en se promettant d'éclaircir ce mystère dès le soir venu.

Quand il revint à son domicile une dizaine d'heures plus tard, la première chose qu'il fit fut d'allumer son poste de radio. Rien d'anormal dans ce qu'il entendit : des chansons insipides, quelques spots de publicité, du blabla creux et superficiel au milieu... De la radio commerciale dans tout ce qu'elle peut avoir de chloroformant pour l'esprit.

Ce fut au moment du flash d'information de 19 heures qu'il entendit enfin ce qu'il espérait entendre : "Vous écoutez EuroTL, il est 19 heures. Voici toute l'actualité de ce vendredi 21 janvier. Tout d'abord bla bla bla bla..."

Cette fois, sa concentration avait été maximale. Plus aucun doute n'était permis : on était jeudi 20 janvier, son poste de radio semblait décalé d'une journée dans le futur. Il écouta les titres, guettant l'information qui pourrait lui permettre de vérifier ce qu'il commençait à entrevoir : "... bla bla bla chiffres de la délinquance bla bla bla manifestation bla bla bla bla en Coupe de l'UEFA, le PSG a connu hier au soir un véritable naufrage en perdant sur son terrain face au modeste club luxembourgeois d'Esch sur Alzette sur le score sans appel de 5 à 0. Le club semble à nouveau en proie à une crise profonde bla bla bla..."

Le match n'aurait lieu que ce soir ! Tino en était tout tremblant d'émotion. Cela confirmait donc que... Non, il se refusait encore à y croire. Il vérifia sur le programme de télé : pas de doute, le match PSG-Esch sur Alzette passait le soir-même en direct sur la première chaîne à 20h45 !

Et, plus tard dans la soirée, au fur et à mesure que le match avançait et que le score se creusait, contre toute attente, en faveur d'Esch sur Alzette, Tino Brunart s'enfonçait, songeur, dans son canapé. Et au coup de sifflet final sur le score de 5-0, il se sentit tremblant de la tête aux pieds.

Cette fois, plus de doute possible : son poste de radio était en avance de 24 heures sur le reste du monde. Vingt-quatre heures ? Mais alors...

Le lendemain soir, il écouta le flash d'information de 21 heures, un stylo à la main, le coeur battant d'excitation : "... bla bla bla vives tensions au Proche-Orient bla bla bla bla menaces d'embargo bla bla bla bla bla côte de popularité en baisse bla bla bla bla bla et pour finir, le résultats du loto. Au premier tirage, il fallait jouer le 6, le 8, le 17, le 35, le 46 et le 48, numéro complémentaire : le 2. Au second tirage, il fallait cocher les cases 12, 17, 29, 30, 42 et 43, numéro complémentaire : le 20. Ainsi se termine ce journal. Je vous laisse maintenant en compagnie de bla bla bla bla..."

Il n'osait pas y croire. Il regardait les numéros devant lui qu'il avait consciencieusement notés. Ce n'était pas possible ! Et pourtant...

Le lendemain, il fit le pied de grue un quart d'heure devant le bar tabac du coin en attendant son ouverture, tant il était impatient de remplir ses grilles de loto. Ce qu'il fit. Deux grilles, pas une de plus, avec les deux combinaisons.

La journée lui parut une éternité.

L'émotion n'en fut que plus forte au moment du tirage. Tino Brunart vit les bons numéros sortir les uns après les autres, comme dans un rêve. A l'issue du premier tirage, il en pleurait d'émotion. Après le second tirage, il dut s'asseoir, ses jambes ne le portant plus.

Il resta dans l'histoire du Loto comme une hérésie statistique, l'homme le plus chanceux de l'univers : celui qui avait décroché les six numéros aux deux tirages le même soir en jouant seulement deux grilles. Une chance sur environ 200000 milliards !

La vie de Tino en fut bouleversée du tout au tout.

Deux mois plus tard, il vivait dans un somptueux palace sur la Côte d'Azur, en compagnie d'un top model, en menait la vie dorée d'un milliardaire. Une vie de luxure et de paresse. Tout au plus consacrait-il environ une heure par jour à la gestion de ses affaires, florissantes au-delà de l'imaginable.

En fait, il allait deux ou trois fois par jour s'enfermer dans son bureau et écouter son poste de radio. Tout ce qui l'intéressait était de capter les quelques informations qui lui permettraient de faire entrer des bons coups. Entendait-il parler d'une hausse du cours du dollar ? Il en achetait des millions dans l'heure qui suivait. Une vague d'attentat aérien qui allait sûrement donner un coup de frein aux valeurs de l'aéronautique ? Il vendait toutes ses actions 24 heures avant tout le monde. Et il continuait, de temps à autres, à jouer au Loto et au PMU, en utilisant toutefois des prête-noms pour que la chose ne finisse pas par paraître suspecte. Bref, l'argent entrait à flots, bien plus vite qu'il n'arrivait à le dépenser malgré son train de vie fastueux.

Mais le naturel de Tino était ainsi fait que même sa petite heure de travail quotidienne finit par le lasser : les flash d'actualité lui paraissaient interminables et relativement pauvres en informations réellement utiles à ses affaires, les faits d'actualité lui passaient toujours largement au-dessus de la tête. "... bla bla bla tensions exacerbées bla bla bla bla casques bleus bla bla bla bla menaces d'attentats bla bla bla plan vigipirate rouge bla bla bla bla moins de tués sur les routes bla bla bla bla..."

Tant et si bien qu'il renonça à écouter les flashes d'information : il avait découvert une rubrique économique diffusée tous les matins qui répondait parfaitement à ses besoins en distillant quelques tendances de la veille sur la bourse (et donc, en fait, de la journée qui commençait !), exactement ce qu'il lui fallait pour faire ses spéculations lucratives... Il put dès lors se contenter d'un quart d'heure par jour de gestion de ses affaires.

Quelques jours plus tard, un terrible tremblement de terre, de magnitude 7,6, frappa au petit matin la Côte d'Azur, faisant plusieurs centaines de morts. Au nombre de celles-ci figurait Tino Brunart : l'épicentre du séisme était extrêmement proche de son palace, et celui-ci s'était littéralement effondré sur lui-même et sur ses occupants.

Tous les flashes d'informations du soir firent bien évidemment leurs gros titres sur ce terrible tremblement de terre. Des flashes d'informations que Tino Brunart aurait pu entendre dès la veille au soir sur son poste de radio magique, s'il s'était donné la peine de s'intéresser à la marche du monde.

Trop d'info tue l'info, est-il courant de dire. Mais le manque d'info tue aussi.

Tout court.