Cela était... indéfinissable. Son âme ? Son esprit ? Son essence ? Peu importe, au fond : cela était et rien de plus n'importait aux yeux d'Urbain.

Il avait découvert ce don bien des années auparavant, cette faculté de sortir de son corps en toute conscience et d'aller en esprit où bon lui semblait, débarrassé de toute contrainte charnelle. Il lui suffisait de se concentrer quelques instants et de laisser son esprit peu à peu s'éloigner de son corps et... et il se sentait flotter. Il pouvait alors voir le sol s'éloigner, observer un être humain endormi, immobile, qui lui ressemblait énormément. Qui lui ressemblait forcément beaucoup puisque c'était sa propre carcasse qu'il pouvait ainsi observer à loisir de l'extérieur. Et puis, continuant son échappée belle, il traversait les murs du vieil appartement, survolait les rues de la ville endormie et pouvaient se rendre où bon lui semblait dans le monde, aucune destination ne lui était interdite.

Et d'ailleurs, Urbain Tront en profitait pour visiter la terre entière. Oh, bien sûr, avant de développer cette soif de connaître les cinq continents, il était passé par des phases moins glorieuses et plus terre-à-terre. Adolescent, en particulier, il avait essentiellement utilisé son don pour voir gratuitement tous les films au cinéma et pour aller reluquer la plastique de ses copines de classe chez elles, dans leur chambre. Mais quoi de plus frustrant, avait-il découvert, que de pouvoir ainsi admirer les premiers corps féminins nus de son existence alors même qu'il se trouvait dépourvu de toute chair ? Bien sûr, il lui restait l'émoi au fond de son cerveau, plus tard, une fois qu'il avait regagné son propre corps, mais également une terrible frustration.

Et puis le temps avait passé. Il avait connu ses premiers ébats amoureux, ses premiers élans physiques. Ses pulsions sensorielles avaient pu se rassasier de chair féminine. Et il avait relégué son don sur une étagère de son esprit, ne faisant plus que très peu d'envolées nocturnes. L'appétence de l'esprit passait alors après celle du corps.

Et des années passèrent encore. Mariage. Enfant. Usure. Divorce. Remariage. Redivorce. Célibat. La vie n'avait pas forcément été drôle pour Urbain. Le ressort de son énergie vitale s'était rouillé. Il se méfiait désormais des femmes, se contentait d'aventures sans lendemain, juste un peu d'eau sur les braises du corps.

Et dans le même temps, Urbain Tront avait redécouvert le plaisir de laisser son esprit voguer au fil de ses envies. Mais désormais, il ne s'agissait plus pour lui d'aller voir par la pensée des films ou des jeunes femmes nues. Non, ce qui lui donnait des frissons de plaisir était de quitter son corps toutes les nuits et d'aller à travers les cinq continents observer la terre, les beautés de la terre et celle de la vie, la merveilleuse vie. Car Urbain, de virée nocturne en virée nocturne, de survol de l'Afrique en traversées de l'Australie, s'était repris d'amour pour la vie.

A force de voir ainsi le monde d'en haut, d'observer les souffrances, les espoirs, les douleurs des êtres humains, il en avait compris la terrible fragilité et son coeur s'était empli de compassion. Il avait même peu à peu développé une certaine forme d'ascèse et de mysticisme, convaincu qu'il était désormais de la vanité des compulsions matérialistes de la société occidentale. De fait, il se contenta dès lors de peu pour vivre et se désintéressa de ce que l'on appelle le confort moderne : son vieil appartement, faute d'entretien, se délabra d'année en année ; la moisissure s'installa sur les murs, le papier peint jaunit, cloqua, se décolla ; les robinets gouttaient, le tissu qui gainait les fils électriques antédiluviens laissa apparaître le cuivre à nu par endroits ; les rares meubles étaient crasseux, rayés, vermoulus. Urbain Tront n'avait que faire de tout cela : il assurait chichement son existence et, le reste du temps, il voyageait hors de son corps ou méditait.

Cette nuit-là justement, il venait de survoler la Bolivie et son esprit, vibrant d'émotion, regagnait tranquillement son domicile. Il survolait l'Espagne et déjà sa banlieue parisienne apparaissait à l'horizon : le temps et les distances n'avaient pas plus de matérialité que lui-même.

Il se préparait à aller regagner son corps quand il vit l'incendie. Une épaisse fumée noire s'élevait de son immeuble, dégueulée par les fenêtres de son appartement. Si Urbain avait été à ce moment-là fait de chair et de sang, il en aurait vraisemblablement eu des suées froides. Il se précipita, traversa le mur et se retrouva dans sa chambre. Son corps était là, immobile sur le lit, tel qu'il l'avait laissé trois heures plus tôt, mais déjà cerné par les flammes. L'incendie avait dû se déclarer dans la chambre même, vraisemblablement provoqué par un court-circuit de son installation électrique obsolète.

Il se concentra sur son corps et le réintégra : esprit et matière ne faisaient de nouveau plus qu'un. Le corps reprit vie, ouvrit les yeux. Et ressentit aussitôt la terrible chaleur du brasier qui lui léchait la peau. Urbain Tront hurla. Chercha à sortir. Mais le feu lui barrait déjà le chemin. Il sentit un flux de douleur remonter de toutes ses terminaisons nerveuses. Il essaya désespérément d'ouvrir la fenêtre, mais n'y parvint pas. Il s'effondra sur le parquet embrasé, dans un ultime hurlement.

Urbain se sentit soudainement libéré de la souffrance. Il se sentit peu à peu décoller et puis flotter. Flotter au-dessus de son corps calciné, dans le hurlement des sirènes des voitures de pompiers qui arrivaient.

Et pourtant, il n'y avait eu aucune volonté de sa part de se détacher ainsi de son corps, cela s'était produit spontanément, hors de sa volonté.

Il regarda son immeuble en flammes de plus en plus petit, là-bas, si loin en dessous. En dessous de lui. Lui qui montait, montait, montait.

Il repartait faire un voyage hors de son corps, mais il savait que cette fois-ci ce serait le dernier.