Pitouk
Par Tant-Bourrin, dimanche 11 février 2007 à 00:11 :: Jus de cervelle :: #605 :: rss
Il était seul, affamé et complètement dépassé par l'effroi de ce qu'il lui arrivait. Il avait beau humer l'air alentours, aucune fragrance familière ne venait chatouiller son odorat et réchauffer son coeur. Submergé par le désarroi, il laissa échapper un long gémissement plaintif.
Quelle épouvantable détresse que d'être un chien perdu !
Car, dans sa tête d'épagneul, Pitouk s'était rendu à l'évidence : ses maîtres avaient disparu, son estomac criait famine, et il ne reconnaissait pas le lieu où il se trouvait. Autant dire que la situation pouvait difficilement être pire pour lui !
Il essayait de faire appel à toutes les capacités de sa mémoire canine pour tâcher de se souvenir comment il en était arrivé là. Il se souvenait d'un départ en voiture avec ses maîtres, de la cage dans laquelle on l'avait enfermé, de ce lieu sombre et bruyant, très bruyant même. Des secousses. De l'impression de tangage, pendant un temps qui lui avait paru infiniment long. Et puis le retour de la lumière, la cage qu'on lui ouvrait et ses maîtres de nouveau là auxquels il avait fait la fête, les inondant de coups de langues bien baveux et pleins d'un amour incommensurable.
Et puis il se rappellait les rues d'une ville qui n'était pas la sienne, des odeurs nouvelles, un étrange dépaysement. Mais le dépaysement lui importait peu puisque ses maîtres étaient là, qui le tenaient en laisse, et son instinct immémorial de membre de la meute trouvait là tout son contentement.
Evidemment, Pitouk ne pouvait pas tout comprendre du monde des humains. Les chiens ne connaissent pas la géographie. Comment donc aurait-il pu deviner que ses maîtres avaient provisoirement délaissé leur pavillon des environs de Versailles pour s'offrir un séjour estival de trois semaines dans un gîte en location près de Bergame, en Italie ? Et qu'il avait, lui, l'épagneul dont tous les ancêtres ne savaient que courir dans les plaines, volé à des milliers de mètres d'altitude dans la soute d'un avion ? Tout cela le dépassait. Une seule chose importait : il était perdu, loin de chez lui.
Perdu, car il n'aurait jamais dû partir, ce matin-là, sur la trace de cette odeur étrange qu'il avait sentie aux abords du gîte dont le portail était resté ouvert. Un animal ? Sûrement, mais il avait fini par en perdre la trace. Il n'avait rebroussé chemin qu'après une bonne heure de vagabondage. A son retour, le gîte était vide. Désespérément vide. Ses maîtres étaient partis.
Malheureux Pitouk qui était parti en vadrouille au plus mauvais moment : dans les dernières minutes des préparatifs du départ. Les maîtres avaient bien cherché leur chien au moment d'embarquer dans le taxi, ils avaient appelé, sifflé, fouillé les recoins de la maison, en vain. Pitouk était introuvable et, ne pouvant se permettre de rater l'heure du décollage, ils avaient fini par quitter les lieux, la mort dans l'âme, et avaient repris l'avion pour la région parisienne.
Mais, encore une fois, toutes ces considérations humaines dépassaient Pitouk, qui ne ressentait qu'un terrible sentiment d'abandon qui lui déchirait le coeur.
Il resta prostré près de deux jours, attendant plein d'espoir le retour de ses maîtres. Mais il avait beau, régulièrement, humer l'air en quête d'un signe de leur présence alentour, tout semblait lui indiquer qu'ils étaient bel et bien partis. Partis où ? Partis à la maison, forcément !
Les odeurs et les images du pavillon et de son jardin, dans lequel il aimait tant à se prélasser et à uriner pour marquer son territoire, lui revenaient à l'esprit en lui arrachant un glapissement de dépit et de tristesse.
Au soir du second jour d'attente, il se mit en route. Quelque chose, dans l'intimité de ses cellules, le guidait. L'heure n'était plus aux pleurs, mais à la marche. Il sentait, malgré deux jours de diète, une force irrépressible qui le portait en avant, lui donnait des ailes. Il revenait chez lui.
Evidemment, ce fut long. Très long. Des jours, puis des semaines s'écoulèrent. Il avait beaucoup maigri, ne se nourrissant que de maigres rongeurs qu'il arrivait à attraper. Les coussinets de ses pattes étaient terriblement endoloris. Mais il avançait, sans répit, malgré la pluie, malgré le froid.
Un jour, passant à proximité d'une ferme, un homme s'approcha de lui, lui caressa le sommet du crâne puis alla lui préparer une écuelle de pâtée. L'homme avait dû être ému par la maigreur et la crasse du chien. Pitouk sentit même que l'homme était prêt à lui offrir gîte et couvert et à le garder auprès de lui. L'animal lui en fut très reconnaissant mais, au petit matin, revigoré par ce bon repas et une bonne nuit de sommeil, il repartit. La force instinctive qui le poussait vers ses maîtres était la plus forte.
Et des jours et des semaines passèrent encore.
Jusqu'à ce froid matin de février où le maître de Pitouk, qui lisait son journal bien calé dans son fauteuil, entendit comme un faible grattement à la porte du pavillon des environs de Versailles.
Il n'y prêta d'abord pas grande attention. Mais le grattement se fit insistant. Il leva le nez de son journal. Qu'est-ce donc qui pouvait faire ce bruit ? Intrigué, il s'arracha du fauteuil et alla ouvrir la porte.
Découvrant le spectacle qui l'attendait là, sa bouche fit un "o" visuel et un "oh" sonore. Il appela son épouse : "Marthe ! Marthe ! Viens voir, vite !"
Sa femme vint à son tour et, arrivant devant l'encadrement de la porte, poussa elle aussi un petit "oh" de surprise.
Le vent avait à demi cassé une branche du catalpa, près de l'entrée. C'était celle-ci qui, ne tenant plus que par quelques fibres ligneuses, produisait le grattement sur la porte au gré des rafales de vent.
"Notre beau catalpa est tout dissymétrique maintenant ! Flûte, quel dommage !", soupira-t-elle.
Et pendant ce temps-là, à près de deux mille kilomètres de là, du côté de la frontière slovaquo-ukrainienne, le cadavre de Pitouk, mort d'épuisement, gisait dans un fossé sur le bord de la route.
Comme quoi, tous les chiens n'ont pas le sens de l'orientation.
Commentaires
1. Le dimanche 11 février 2007 à 01:59, par Frenchmat
2. Le dimanche 11 février 2007 à 02:26, par proc'
3. Le dimanche 11 février 2007 à 06:46, par Yves
4. Le dimanche 11 février 2007 à 07:41, par Martine
5. Le dimanche 11 février 2007 à 08:58, par Pascal
6. Le dimanche 11 février 2007 à 09:28, par matthieu
7. Le dimanche 11 février 2007 à 10:16, par Anne
8. Le dimanche 11 février 2007 à 10:27, par nathalie
9. Le dimanche 11 février 2007 à 11:05, par calune
10. Le dimanche 11 février 2007 à 11:16, par Epictete
11. Le dimanche 11 février 2007 à 11:17, par Freefounette
12. Le dimanche 11 février 2007 à 12:10, par antenor
13. Le dimanche 11 février 2007 à 12:19, par Tant-Bourrin
14. Le dimanche 11 février 2007 à 12:24, par Badibuh
15. Le dimanche 11 février 2007 à 13:00, par Saoulfifre
16. Le dimanche 11 février 2007 à 13:24, par Bof
17. Le dimanche 11 février 2007 à 15:27, par Tant-Bourrin
18. Le dimanche 11 février 2007 à 16:45, par Anne
19. Le dimanche 11 février 2007 à 18:47, par manou
20. Le dimanche 11 février 2007 à 19:00, par Bof
21. Le dimanche 11 février 2007 à 19:23, par ab6
22. Le dimanche 11 février 2007 à 20:13, par Anne
23. Le dimanche 11 février 2007 à 22:21, par ophise
24. Le dimanche 11 février 2007 à 22:36, par Saoulfifre
25. Le dimanche 11 février 2007 à 22:55, par Cassandre
26. Le dimanche 11 février 2007 à 23:12, par fee_line
27. Le lundi 12 février 2007 à 08:36, par Tant-Bourrin
28. Le lundi 12 février 2007 à 14:55, par Didine
29. Le lundi 12 février 2007 à 21:47, par calune
30. Le lundi 12 février 2007 à 21:49, par Tant-Bourrin
31. Le lundi 12 février 2007 à 22:23, par Saoulfifre
32. Le mercredi 14 février 2007 à 18:21, par mimi
33. Le jeudi 15 février 2007 à 19:16, par Dan
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