"Et si..." avait-il commencé à se dire, avant de conclure : "Mais oui, pourquoi pas ?" Son visage s'était illuminé : il tenait enfin son idée, celle après laquelle il courrait depuis si longtemps, celle qui allait enfin lui conférer la reconnaissance du milieu architectural.

Son idée était simple : puisque les sociétés occidentales croulaient sous le poids de leurs propres déchets, puisque la fabrication des matériaux de construction était si polluante et consommatrice d'énergie, il allait imaginer des bâtiments construits à partir du contenu des poubelles !

Il lui fallut plusieurs mois de recherches et de calculs pour mettre au point sa première maison recyclée. Il dut s'informer auprès des filières de collectes d'ordures ménagères, auprès des industriels, soupeser les différentes options techniques qui s'offraient à lui, rejeter les plus complexes, favoriser les plus innovantes, convaincre des partenaires.

Ces derniers semblaient hélas peu enclins à investir dans des logements sortis des décharges. Brian eut beau essayer de faire vibrer en eux la corde écologique, les convaincre que la tendance du marché était à la démarche citoyenne de protection de l'environnement et qu'il y avait donc du chiffre d'affaires potentiel derrière ses projets, rien n'y fit.

Il comprit donc qu'il lui faudrait une opération de communication autour d'une maison expérimentale, pour prouver la viabilité de son projet. Et qui d'autre serait plus à même que lui d'être volontaire pour habiter un tel logement ? Il vendit donc tous ses biens pour lancer la construction de son pavillon.

Dix-huit mois plus tard, toutes les difficultés techniques avaient été levées. Brian contemplait d'un air satisfait la maison. Sa maison. Le salon international de l'architecture allait se tenir deux mois plus tard : il avait réservé à prix d'or un stand, dans lequel il vanterait les mérites de sa création. Quelques visites organisées pour les pontes du salon, et hop, le tour serait joué ! A lui la gloire et l'admiration de ses pairs !


"Et nous voici donc devant Recycl'house, la première maison au monde élaborée à plus de 90% en matériaux de récupération. Il s'agit là assurément d'une réponse ambitieuse à la problématique environnementale à laquelle nous devons faire face. Grâce à ce concept, la construction d'un pavillon requiert environ 30% d'énergie en moins que celle d'un pavillon classique et, qui plus est, elle contribue à fournir des débouchés pour les déchets que nous produisons et dont nous ne savons que faire."

Brian Rutton avait ce matin-là la chance de faire visiter son pavillon à deux des principaux organisateurs du salon et jouait donc une carte cruciale pour l'avenir de sa création. L'esquisse de moue sur le visage des visiteurs ne lui échappa pas.

"Mais ne craignez rien, tant au niveau olfactif qu'au niveau robustesse : tous les matériaux ont été traités de façon adéquate. Tenez, prenons les murs par exemple : la chose va vous surprendre, mais il sont essentiellement constitués de carton recyclé ! Oui, oui, de carton. Mais évidemment, pas de carton pur : des fibres de carbone ont été mêlées à la pâte obtenue à partir du carton, et le tout à été coulé sur une structure de ferraillages d'acier - de récupération, bien entendu. L'ensemble a reçu ensuite un traitement de surface pour l'ignifuger et l'imperméabiliser. Résultat : un mur léger mais quasiment aussi solide que du béton et, via une isolation pariéto-dynamique, le confort thermique dans le logement est absolument parfait."

"La charpente, à l'exception de la poutre maîtresse, a été élaborée à partir de palettes de récupération. Quant aux tuiles, vous allez être surpris, elles sont elles aussi issues du recyclage : un mélange de rejets de station d'épuration et de polypropylène recyclé, séché puis comprimé à 50 bars. L'isolation sous les combles est complétée par de la laine de verre dans la fabrication de laquelle de la poudre de verre de récupération a été utilisée à plus de 60%. Impressionnant, non ?"

Apparemment, non. Le visage des deux visiteurs restait visiblement fermé. Mais Brian ne désespérait pas de les convaincre du caractère révolutionnaire de sa maison.

"Tenez, je ne vous ai pas parlé de l'escalier pour accéder à la porte d'entrée. Oui, car comme vous pouvez le voir, le fait de travailler avec des matériaux de récupération ne m'a pas empêché de concevoir une maison avec sous-sol complet, rez-de-chaussée surélevé et étage. C'est du solide, croyez-moi, j'ai fait et refait tous mes calculs : c'est largement dimensionné. L'escalier, disais-je. Eh bien je vous laisse deviner sa composition..."

Silence.

"Bon, je sens que vous n'avez pas deviné : il contient certes une armature en acier de récupération, mais le reste est à base de pâte à papier recyclée, renforcée par de la fibre de carbone, et durci par un traitement thermique sous 30 bars. Le résultat est bluffant, non ?"

Visages fermés. Brian Rutton sentait que les choses tournaient mal. Apparemment, ces foutus mandarins le prenaient de haut, lui qui souffrait déjà tant de sa petite taille, et n'avaient pas l'air de lui accorder plus d'intérêt qu'à un ferrailleur qui aurait construit un galetas avec trois bouts de bois et un morceau de tôle ondulée.

Mais il était un battant et, de toute façon, il était en train de jouer tous ses espoirs à pile ou face : il fallait absolument arriver à les convaincre, il n'allait pas lâcher le morceau aussi vite.

"Les conduits d'évacuation d'eau sont entièrement en PVC recyclé, ainsi que tout le gainage électrique. Mais entrez, je vous en prie. Admirez le carrelage. Cela ressemble à de la céramique ? Ce n'en est pas : là aussi, les carreaux sont entièrement en PVC recyclé et décoré. Et je vous propose de monter à l'étage, vous allez découvrir une structure alvéolaire révolut..."

Brian ne finit pas sa phrase, un craquement sinistre, suivi d'un terrible cri de douleur, venait de déchirer l'espace.

Cela semblait venir de l'extérieur. Il se précipita vers la porte d'entrée, l'ouvrit et découvrit un spectacle d'horreur : un homme, un agent de la Poste au vu de son uniforme, gisait sur son escalier. Ou plutôt, dans les décombres de son escalier : celui-ci s'était effondré, livrant le corps de l'homme sans défense aux redoutables armatures en ferraillages qui l'avaient lacéré en plusieurs endroits. Et surtout, surtout, son visage n'était plus qu'une plaie béante d'où pissait le sang à grands flots.

L'homme avait voulu venir frapper à la porte pour un délivrer un recommandé et l'escalier s'était écroulé sous ses pieds. Brian était blême. Il avait compris que ses espoirs s'étaient écroulés en même temps.

Quand l'ambulance eut emporté la malheureuse victime, quand les deux visiteurs furent repartis non sans avoir jeté un regard sévère et méprisant à Brian, celui-ci ne savait plus que répéter sans fin "je ne comprends pas, j'avais pourtant tout bien calculé", les yeux perdus dans le vide.

C'est d'ailleurs la seule chose qu'il sut dire au Commissaire qui l'interrogeait. Un accident. Un défaut de fabrication. Un stupide défaut. Mais son idée était pourtant géniale, hein ?

Le caractère accidentel du drame étant manifeste, il put regagner son domicile le soir-même. Mais il savait déjà que les ennuis ne faisaient que commencer : ennuis judiciaires, bien sûr, mais également professionnels. Sa carrière était foutue, il le sentait bien.

L'agent de la Poste survécut à ses blessures. Il avait pourtant eut le torse transpercé par une ferraille, mais par miracle aucun organe vital n'avait été touché. Son visage en revanche garda de terribles séquelles : une énorme balafre lui barrait le visage et il avait en outre eu le nez complètement arraché. Heureusement, on put lui en regreffer une partie, avec l'espoir que la chirurgie réparatrice pourrait en quelques années effacer en partie les ravages occasionnés à sa face.

Mais le visage pour l'heure hideux de cet homme, auquel Brian, contrit, rendit visite, se mit à l'obséder jour et nuit : il était le symbole de son terrible échec. Un symbole que la balafre semblait rendre grimaçant, comme pour mieux rire de lui.

Brian Rutton se mit à dépérir. Lui, le petit, le nabot, il avait échoué à devenir grand. Il déprima, s'adonna à la boisson, ne fit plus rien de ses journées, restant reclus chez lui. Chez lui ou, plus exactement, dans son nouveau chez lui, un appartement minable qu'il avait trouvé en urgence, ne supportant plus de remettre le pied dans sa Recycl'house de malheur, ce fruit d'une superbe idée qui avait causé sa perte.

Heureusement, il lui restait un dernier refuge pour retrouver un peu d'espoir et de grandeur : ses rêves. Et cette nuit-là, il était grand, bien plus grand que tous les hommes, minuscules fourmis qu'il aurait peiné à distinguer là-bas, tout en bas, bien au-dessous de lui. Car cette nuit-là, il était pilote d'avion de chasse, et il éprouvait la griserie d'une liberté infinie. Il montait en flèche, crevait les nuages, défiait le soleil. Et puis exécutait une vrille impressionnante, plongeait en piqué sur le salon international de l'architecture et, d'un tir de missile, en réduisait le comité d'organisation en charpie. Puis regrimpait vers les nuées, auréolé de soleil. Il était bien. Il était heureux et rasséréné.

Mais, tout à coup, il vit un minuscule objet qui tournoyait dans l'air et se précipitait vers son cockpit. A grande vitesse. Et qui s'écrasa sur le plexiglas devant ses yeux.

Un bout de nez ensanglanté. Qui revenait le hanter.

Il en perdit le contrôle de son avion de chasse qui piqua brutalement vers le sol. Brian Rutton s'éveilla en sursaut au moment du crash, pour se retrouver couvert de suées froides dans son lit.

Ainsi, même ses rêves n'étaient plus un sanctuaire pour lui. Il était dit qu'il n'échapperait pas au cauchemar de son échec. Il se leva, mu par une soudaine détermination.

On découvrit son cadavre trois jours plus tard. Pendu.

Alors qu'il avait toute sa vie rêvé de funérailles nationales en grandes pompes, Brian fut enterré en toute intimité, à peine vaguement pleuré par quelques cousins éloignés.

Et, mystérieusement, ceux-ci, au moment-même où ils jetaient une poignée de terre sur le cercueil, crurent entendre résonner dans leur tête une petite mélodie enfantine.



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