Tout du moins, les morts de fraîche date. Sa machine n'aurait pas pu rendre à la vie les mânes de Napoléon ou de Toutankhamon, loin s'en faut : les milliers d'essais de laboratoire qu'il avait pratiqués sur des souris indiquaient qu'au-delà de dix-sept minutes après le décès, sa machine n'avait plus aucun effet sur les cadavres soumis à son action.

C'est pourquoi Artur Bontin continuait de travailler nuit et jour à perfectionner sa création pour en étendre le champ d'action. S'il arrivait à porter celle-ci à plusieurs heures, alors sa machine changerait la face du monde. Il imaginait déjà tous les services de secours de la planète munis de sa machine : ceux-ci n'arriveraient plus jamais trop tard sur les lieux d'un accident ou d'une catastrophe, puisqu'ils n'auraient qu'à réveiller les éventuelles victimes avant de leur administrer des soins médicaux.

Artur Bontin poursuivait ses travaux avec d'autant plus d'ardeur qu'il avait contracté une maladie incurable. La douleur s'était manifestée quelques mois plus tôt, au fond de ses entrailles, d'abord discrète et épisodique, puis de plus en plus présente avant de devenir lancinante. Fort de ses connaissances médicales et possédant tous le matériel nécessaire pour procéder à son propre examen, il ne lui avait pas fallu longtemps pour diagnostiquer un cancer du colon. Hélas, au vu des nombreuses métastases présentes dans son organisme, celui-ci était déjà en voie de généralisation.

Mais Artur Bontin n'avait pu se résoudre à délaisser ses travaux pour suivre un traitement : il sentait qu'il touchait presque au but, l'humanité avait besoin de son invention, fût-ce au prix de sa propre vie. De toute façon, ses chances de guérison lui semblaient très hypothétiques. Alors, malgré, le feu brûlant dans son corps, malgré le cri de ses cellules, il passait encore ses journées à tester sa machine pour en améliorer la portée.

Vers la fin du mois de mars, alors que le printemps commençait à peine, il avait réussi à rendre sa machine opérante dans un délai de vingt-quatre minutes après le décès. Sept malheureuses minutes gagnées en trois mois de travail. Et la douleur qui devenait insupportable ! Rester longuement debout lui devenait insupportable, il ne pouvait quasiment plus rien avaler, il sentait la fin - sa fin - extrêmement proche. Et pourtant, il y avait tant à faire encore ! Qu'on lui donne quelques mois, juste quelques mois de plus...

Mais une semaine plus tard, il était à l'agonie. Ravagé de douleur. Une pelote de nerfs martyrisés. Mais serein malgré tout.

Car la veille, il avait eu l'idée d'utiliser ses dernières forces pour orienter le champ de sa machine à réveiller les morts sur le lit de camp de son labo. Le lit de camp sur lequel il était désormais allongé et agonisant. Sa machine n'avait jusque-là prouvé son efficacité que sur des souris et des rats morts, il allait être le premier cadavre humain à la tester. Le premier cadavre humain à bénéficier d'un rab de vie. Malgré le terrible supplice de sa chair, il cracha son dernier souffle avec une esquisse de sourire au coin des lèvres.

Cinq minutes plus tard, ses fonctions vitales avaient redémarré. Il ouvrit les yeux. Le plafond. Le labo. La machine. Cela avait marché : il était de nouveau vivant, sa machine était efficace sur les humains également ! Une ère nouvelle s'ouvrait pour l'humanité !

Vite, il fallait se remettre au travail, peaufiner encore son prototype et... La terrible brûlure de ses boyaux bouffés par le cancer se rappela à lui alors qu'il essayait, en vain, de se remettre debout.

La machine l'avait rendu à la vie, mais exactement dans l'état qui était le sien cinq minutes avant sa mort. Il agonisa donc de nouveau, toutes ses terminaisons nerveuses en feu, puis mourut. Et revint encore à la vie pour recommencer à mourir.

Artur Bontin, fou de douleur et de souffrance, comprit son épouvantable erreur qui l'avait projeté dans une boucle terrifiante. Mais ses efforts désespérés pour se lever et arrêter la machine furent vains, ses jambes refusaient de le porter.

Il connut ainsi les affres de l'agonie 731 fois de suite, son supplice durant plus de cinq jours, jusqu'à ce que la femme de ménage, qui passait une fois par semaine pour faire un peu de ménage, le découvre sur son lit de camp et de douleur. Entre les râles de son énième agonie, il trouva la force de murmurer : "Arrêtez la machine ! Arrêtez la machine, par pitié !" Ce qu'elle finit par faire, malgré l'horreur de la situation qui la tétanisait.

Artur Bontin mourut donc pour la 732ème fois dans un sourire douloureux. Mais ce fut la bonne.

L'enquête conclut à une mort naturelle, d'un cancer généralisé. Artur Bontin n'ayant laissé quasiment aucune note, personne ne sut deviner l'usage de l'étrange machine qui trônait dans son laboratoire. Mais qui aurait eu l'idée de déposer devant celle-ci un cadavre d'animal ? Et le neveu qui hérita du tout n'ayant aucun goût pour les recherches scientifiques, la machine finit en pièces détachées chez un ferrailleur.

L'humanité devrait attendre encore un peu avant de connaître son ère nouvelle.