Ce n'est pas drôle de porter un nom qui prête à sourire comme Malèze. Et ça l'est encore moins quand vos parents ont eu l'idée saugrenue - à moins que ce ne soit du vice - de vous prénommer Léger.

Un nom aussi grotesque influe-t-il inévitablement sur votre destinée ? Assurément, se disait pour la énième fois Léger Malèze, comment pourrait-il en être autrement ?

A cela s'étaient ajoutés une enfance terne, une vie insipide, un travail purement alimentaire, quelques aventures sans lendemain qui avaient laissé place à la solitude de tous les jours et, finalement, une grande lassitude, une terrible lassitude dont il ne parvenait plus à se défaire depuis des années. Mon dieu, comment avait-il pu en arriver là ?

Le regard de Léger se perdait dans la vague amère de ses pensées. Puis se raffermit et se posa sur le noeud coulant qui oscillait doucement devant lui.

"Allez, se dit-il, juste un mauvais moment à passer".

Sa gorge se serra. Ses yeux, de nouveau englués de flou, revoyaient défiler les images de sa vie.

Le visage de son père, jeune, se dessinait avec une netteté telle qu'il aurait pu le croire là, présent, devant lui. Ce père métayer, sec et sévère comme un coup de trique et qu'il avait passé son enfance à haïr de tout son coeur, jusqu'à ce que le Malin exauce ses prières en le faisant mourir des poumons, alors que Léger n'avait que neuf ans.

Le portrait de sa mère s'esquissa également, pâle et effacé comme elle l'avait toujours été elle-même, que la vie n'avait pas épargnée, mettant prématurément fin à un mariage Charybde pour la pousser dans un remariage Scylla avec un homme aussi violent et aussi peu aimant que le premier.

Il revit aussi ses frères, ses soeurs, les travaux harassants de la ferme, les journées sans joie et sans jeux, la froide humidité des murs les nuits d'hiver. Il se remémora les premiers émois amoureux, la Jeanne de Sainte-Fauste, la Marie de la Rigaude, et les autres, les autres dont il rêvait de caresser la peau. Mais la disgrâce de son visage et son nom ridicule suffisaient à les tenir éloignées de lui.

Il revécut ce rude été pluvieux où la moisson avait été mauvaise et où il apparut que la métairie, qu'avait reprise en main son frère aîné, ne suffirait pas à nourrir sa mère et sa fratrie, ce rude été à l'issue duquel il avait dû aller chercher du travail en complément dans la ville voisine. Un travail qu'il avait trouvé si difficile au début mais qu'il accomplissait maintenant depuis des années de façon si machinale.

Puis il ressentit encore une fois la cuisante douleur de ce mariage qui semblait presque conclu et qui avait avorté quand la Marthe du Hourrat, qui lui avait promis les fiançailles, lui avait préféré le Joseph, juste parce qu'il avait plus de biens que lui et qu'il était plus beau garçon.

Ses poings se serrèrent à cette pensée, avant de s'ouvrir de nouveau pour pleurer des doigts ballants, alors qu'il revivait la morne grisaille des longues années qui s'étaient écoulées depuis ce jour, et ses épaules semblèrent se voûter plus encore sous le fardeau de la lassitude.

Tout cela repassait silencieusement devant ses yeux noyés dans le lointain. Et puis ceux-ci, comme brutalement animés d'une solide détermination, accommodèrent pour observer de nouveau la corde épaisse et son noeud coulant qui tanguait devant son visage.

"Il est temps d'en finir", se dit-il simplement.

Un instant plus tard, la corde oscillait encore doucement, mais elle supportait le poids d'un corps sans vie.




Sa tâche accomplie, Léger Malèze reprit le chemin de la métairie. Oui, décidément, sa vie, sa solitude, son travail de bourreau lui pesaient et il songea que le bonhomme dont il venait de s'occuper était déjà au moins son soixantième pendu.

Et puis il se rappela que c'était le jour où l'on devait tuer le cochon à la ferme. Il sourit et pressa le pas. Voilà au moins qui allait un peu lui changer les idées !