Matin et soir, les perdreaux viennent se dessoiffer à mon abreuvoir siphoïde, coude à coude avec les gallines.

La basse-cour est une communauté de bonne composition : ce n'est qu'intra-muros que ces Capoulets et Montaigus à plumes passent leurs journées en luttes intestines, en mini-révolutions, en guerres pichrocholines pour des motifs aussi futiles qu'un peu de rab de grain ou qu'une aubade trop poussée. Avec les esstrangés, palombes, faisans et autres oiseaux sauvages, ils sont d'une rare bravitude. Les deux mondes parallèles se côtoient sans jalousie. Nul n'envisage la moindre petite parade sexuelle avec ces compatriotes par trop exotiques, faisant pourtant partie de la même vaste famille aviaire. Nul ne leur pleure égoïstement les quelques grains oubliés de la dernière distribution. Pas de méfiance ni de revendications potentales envers ces cousins éloignés. Partageurs du même territoire, mais trop différents, la conscience politique ne s'applique plus.

Comme chez les humains dénués d'imagination.

Comme chez mes copains ploucs, par exemple, qui sont capables des pires crasses entre eux, pour acheter un hectare convoité ou parce que le voisin arrive à tirer quelques centimes supplémentaires sur le prix de son foin... La jalousie est un sport de proximité. Elle jette tous ses feux entre presqu'égaux, entre situations comparables. Mais un jour où je citais devant un de mes incultes cultivateurs le salaire mensuel de quelques capitaines d'industrie, qu'un journal venait de publier, cet hébété ne m'a tout simplement PAS CRU ! Les nouvelles fraîches, il les obtenait en discutant le bout de gras en bout de raie de labour, ou au bord d'un canal d'arrosage, mais le journal, hein ?

Enfin : oui, il en faut pour allumer le feu...

Je crois savoir pourquoi mes poules acceptent si facilement, sans sourciller, que des sauvages viennent boire leur eau et manger leur pain. Il s'agit tout simplement de rapports de force. Ces oiseaux de passage sont amenés par un vent de liberté. Leurs yeux brillent de la fierté de gagner leur croûte au quotidien, de dormir sous la pluie, de connaître le gel, de dominer leur territoire à la virtuosité de leurs ailes. Ma volaille domestiquée sent aussi que cette vie à la dure fait que le conflit ne tournerait pas à leur avantage.

Une tourterelle n'est pas du tout l'oiseau de paix symbole des amoureux qui roucoulent. Elle est capable de crever les yeux de son frère pour garder la possession d'un beau nid bien placé, mais si une autre espèce ose s'attaquer à un individu de l'espèce pigeon, fut-il un rapace, la communauté entière prend son vol et fait une démonstration de force solidaire jusqu'à ce que le trouble-fête aille voir ailleurs si ils y sont.

Les êtres humains aussi ont cette tendance à être doux aux puissants, à rejoindre la majorité pour se sentir moins seul. D'où l'importance des sondages. Si je vote pour celui qui est en tête, j'ai plus de chance de gagner et moins de risque de passer pour un con. Là aussi : carence d'imagination. Voter pour ses idées, pour un autre monde ? Encore faudrait-il avoir des idées, et d'autres projets que celui d'être homogène avec le troupeau ?

La conscience politique du con égoïste, l'analyse de situation, l'expression d'opinions générales, se fait sentir d'abord au niveau local, voire intime : comment me dégotter une prime que mon voisin de bureau n'aura pas, comment me draguer une petite mignonne sans que ma femme me rende la pareille, sourire au Maire en lui glissant son enveloppe, adapter son discours à l'interlocuteur... et puis en deuxième lieu, envers les faibles. L'injustice de la disparité des revenus et de l'énormité de certains salaires fera charitablement cligner l'œil du con, mais il réservera sa violence verbale pour fustiger la classe inférieure. Il a réussi à trouver plus malheureux que lui, plus attaqué, plus pauvre, plus marginal, c'est l'hallali ! Le coupable, c'est l'immigré qu'est même pas français, c'est ce feignant de chômeur, c'est cette salope de mère célibataire qui truste les allocations !

Ho non, c'est pas le gars qui spécule sur le prix du Dollar avec l'argent qu'il s'est contenté de recueillir dans une succession, c'est pas celui dont le gagne-pain est de vendre ces machins qui arrachent les jambes des enfants en explosant, non plus le banquier qui rachète un titre de gauche pour que la Pensée Unique accouche sur le papier d'un Discours Unique bien consensuel !

Je marche le plus silencieusement possible, mais dès que mon nez dépasse au coin du bâtiment, mes perdreaux, l'œil et l'oreille toujours aux aguets, s'envolent d'un seul mouvement vers la colline, dans un grand frou-frou de plumes agitées. Mes poules lèvent un œil et le bec, étonnées de ce départ précipité.

Quelles mouches ont donc piqué ces fougueux perdreaux ? N'étaient-ils pas bien, à l'ombre, à boire un coup avec nous ? Et là, c'est juste le patron qui venait nous nourrir ?

Laissez béton, la volaille, vous pouvez pas comprendre : ils préfèrent crever de faim et de soif que de perdre leur liberté. Ils ont filé s'enivrer d'essences d'herbes de garrigue. Ils sont là-haut. Déjà vous n'êtes plus pour eux que des points insignifiants.