Le nez pissant des flots de sang, il pénétra enfin dans la salle de pilotage du Blogborygmus, se dirigea vers son fauteuil, engagea un créneau délicat pour s'y poser en douceur, et au final se fracassa la mâchoire sur une console.

- H'est moi, Haporal Andiamo, he viens hous helever !

Le caporal, que le fracas de tôle avait fait émerger des bras de Morphée, regarda pensivement son lieutenant qui avait, lui, basculé dans ceux de Morflé !

- Mouaaaarh ! (bruit de baillement) Salut mon lieutenant !

Puis, découvrant Taanb-Ouhrin les quatre fers en l'air et la face ensanglantée :

- Eh ? On dirait que c'est plutôt à moi de vous relever, non ?
- Laissez, Caporal, laissez... Aïe... Je vais... ouch ! ... y arriver tout seul ! Ce n'est plus de votre âge !
- Tututut ! Je ne suis pas grabataire, hein ! Donnez votre main, je vais vous aid... aaaaah !

Le lieutenant Taanb-Ouhrin reçut simultanément un déambulateur et le caporal Andy Amo qui allait avec sur ce qu'il restait de son nez.

Grommelant de douleur, le lieutenant parvint néanmoins à résister à l'envie de hurler un chapelet d'injures et d'envoyer de grands coups de prothèses dans les côtes du caporal, ce qui en dit long sur l'épaisseur de la muraille éducative strictéraide qui enserrait ses pulsions profondes.

Un quart d'heure plus tard, après moultes manœuvres complexes dans le grincement des cardans et engrenages de ses prothèses, le lieutenant réussit enfin à retrouver une position digne sur le siège de pilotage. Le caporal Andy Amo, de son côté, avait jugé inutile de se relever pour aller se recoucher : il ronflait comme un bienheureux à même le sol en laissant un mince filet de bave s'écouler de sa bouche béante.

Le lieutenant se sentit revivre : jamais il ne se sentait aussi en phase avec son moi profonde que quand il s'installait au poste de pilotage pour prendre les commandes et la destinée du Blogborygmus en mains. Il se sentait investi alors d'une mission suprême : porter haut les couleurs de la Fédération intergalactique et ramener le Blogborygmus à bon port après une mission triomphale. Même si cela signifiait, accessoirement, sauver l'équipe de bras cassés qui composait l'équipage du vaisseau, et ça, franchement, cela lui paraissait subitement moins glorieux.

Le lieutenant s'assombrit. Le Capitaine Saoul-Fifre était selon lui, malgré tout le respect hiérarchique qui lui avait été inculqué dans sa formation militaire sur Strictéraide, la pire engeance qui soit : un incapable, un sauvage mal dégrossi placé on ne sait trop comment aux commandes d'un des fleurons de la flotte fédérale, un bouseux qui s'était mis en tête de faire pousser des poireaux et des navets dans le bloc opératoire du service médical !

Bah, de toute façon, pour ce qu'il restait du service médical... Il valait mieux éviter le docteur Scoot : du fait de sa fascination morbide pour les plaies purulentes, il était préférable de ne pas lui demander de soigner ses petites écorchures, sauf évidemment si on n'était pas à un ou deux membres près ! Mais dans ce cas, il fallait se préparer à subir les bricolages prothésiques de la Poule !

Oui, la Poule et ses foutues prothèses à vapeur...A se demander si elle ne les avait pas conçues pour abréger ses souffrances : jamais il n'avait été aussi près de la fracture du crâne ! Sans compter que le Blogborygmus, gratifié du fruit de ses travaux de bricolage, avait perdu de sa superbe martiale pour ressembler de plus en plus à un pavillon de banlieue ou à une maison de retraite.

Une maison de retraite où l'on aurait dû d'office placer la caporal Andy Amo. En cas d'attaque subite de forces externes, le lieutenant se voyait mal demander aux assaillants de bien vouloir avoir la bonté de patienter une petite demi-heure, le temps que le caporal gagne la salle des lance-missiles avec son déambulateur...

Non, décidément, s'il ramenait le Blogborygmus à bon port, la survie de cet équipage pathétique serait inscrite à son passif !

Il soupira.

Une alarme lumineuse le tira soudain de ses sombres pensées. Quelque chose d'anormal.

Le professionnalisme strictéraide du lieutenant reprit le dessus. Il tapota rapidement quelques commandes à l'adresse de l'ordinateur central.


> check

... rattle and roll !

> display alarm

rien qu'une alarme dans tes yeuuuux
c'est toujours ta seule répoooonse...

Le lieutenant Taanb-Ouhrin soupira : l'ordinateur central était toujours bon pour l'asile, ses tentatives de réparation n'avaient eu aucun effet notable. Il devrait donc tout vérifier manuellement, ce qu'il entreprit de faire.

Il lui fallut une bonne demi-heure pour contrôler un par un tous les instruments de bord et faire tous les calculs, mais le résultat était là : le Blogborygmus passait dans un champ magnétique, un énorme champ magnétique, même, qui ne faisait que croître.

Quelques calculs supplémentaires l'éclairèrent rapidement sur la source du phénomène : une gigantesque étoile dont la trajectoire du Blogborygmus allait tangenter le champ magnétique.

Le lieutenant Taanb-Ouhrin se sentit revivre : voilà qui allait lui donner l'occasion de montrer à cet équipage de cas sociaux qui il était vraiment, quel organisateur-né, quel leader naturel il était !

Il convoqua en alerte rouge tout le personnel de bord, capitaine compris, dans la salle de pilotage.

- Message d'alerte rouge ! Message d'alerte rouge ! Réunion d'urgence de tout l'équipage en salle de commande dans la minute !... Je répète : alerte rouge !...

Un quart d'heure plus tard, la Poule fit son entrée dans la salle, poussant devant elle une bétonnière.

Vingt-cinq minutes plus tard, le docteur Scoot arriva à son tour, désireux de montrer un nouveau pustule purulent qui lui était venu sur l'avant-bras.

Une heure plus tard, le capitaine Saoul-Fifre entra dans la salle, baillant et s'étirant avant de se gratter l'aisselle et de demander s'il restait un peu de rouge.

Enfin, le caporal Andy Amo, qui dormait toujours à même le sol, s'éveilla en toussant violemment après qu'une mouche, arrivée dans le sillage du capitaine, fut entrée dans sa bouche.

Le lieutenant Taanb-Ouhrin prit alors la parole.

- Messieurs, l'heure est grave !... Je v...
- Cot cot cot ?
- Oui, bon, messieurs-dame, si vous préférez ! Je disais donc que l'heure est grave. Je viens de mesurer un phénomène inquiétant : l'augmentation constante et continue du champ magnétique à bord du vaisseau. Regardez plutôt.

Il prit une épingle et la posa délicatement sur la console. L'épingle se mit alors à avancer, tomba de la table, prit reprit sa route vers l'avant du poste de pilotage.

- Vous venez d'avoir l'illustration et la preuve de ce que j'avance : le champ magnétique est déjà capable de mouvoir de frêles objets comme celui-ci. Dans moins de deux heures, il sera capable de déplacer de lourdes choses métalliques comme...

Son regard fit le tour de la salle.

- ... comme cette bétonnière qui rien à faire ici !
- Coooot ?
- Je dis "dans deux heures", car la trajectoire du Blogborygmus sera alors plus proche qu'elle n'a jamais été de l'étoile responsable de ce champ magnétique, étoile qu'entre parenthèses j'ai baptisée "Strictéraide II" en tant que découvreur. Ensuite, le vaisseau s'en éloignera et le magnétisme retrouvera progressivement une valeur normale. Si nous ne voulons donc pas que les objets métalliques à bord de ce vaisseau deviennent incontrôlables et lui occasionnent d'importants dégâts, il ne nous reste plus qu'à tout arrimer solidement !... Capitaine ?...
- ...
- CAPITAINE !!!
- Gné ?
- Capitaine, accepteriez-vous de me donner temporairement les pleins pouvoirs pour organiser l'opération "Arrimage" ?
- Bof, si ça peut te faire plaisir, Tantan, vas-y ! Moi, à partir du moment que mon picrate n'est pas métallique et ne risque rien, je m'en fous !

Taanb-Ouhrin se sentit soudainement revigoré : il allait enfin pouvoir donner sa pleine mesure et montrer quel bon capitaine il ferait !

- Bon, alors on y va, le temps presse ! La Poule, vous allez commencer par sécuriser le poste de tir, c'est le plus urgent : chaque torpille doit être fermement arrimée et l'arrimage devra résister à plusieurs millions de Newton. Docteur Scoot, je vous charge de la salle des machines : aucune pièce métallique isolée ne doit traîner nulle part, et n'en profitez pas pour vous entailler avec ! Caporal Andy Amo, vous... heu... vous allez vous occuper du placard à balais : rangez bien tout, notamment le fer à repasser... Allez faite vite ! Le temps presse ! - Au fait, Tantan...
- Oui, Capitaine ?
- Ah zut, je pensais à un truc, mais ça m'est sorti de la tête !
- Ce n'est pas grave, Capitaine, nous avons plus urgent à faire !

Tout le monde s'activa, chacun à son rythme. La Poule, à qui l'on demandait pour la première fois expressément de faire du bricolage, fit merveille : il faudrait sûrement des mois pour desceller tous les objets métalliques passés entre ses ailes. Le docteur Scoot, malgré les recommandations du lieutenant, se fit une superbe entaille à la jambe, qu'il fit admirer à tout le monde. La caporal Andy Amo mit un quart d'heure pour parcourir les dix mètres qui le séparaient du placard à balais et, une fois rendu sur place, il y piqua un petit roupillon. Quant au capitaine, il resta accoudé au poste de pilotage, le regard vague, à siroter une bouteille du vin qu'il produisait désormais à bord du vaisseau.

Quand tout fut fini, le lieutenant Taanb-Ouhrin réunit à nouveau tout l'équipage. Une fois tout le monde assis, il demanda à la Poule de bien vouloir aller arrimer le déambulateur du Caporal Andy Amo, ce que personne n'avait songé à faire.

- Messieurs, je t...
- Cot cot cot ?
- Heu... oui, messieurs-dame, je tiens à vous féliciter : le champ magnétique est bientôt à son maximum, et grâce à votre travail - sous mes ordres éclairés -, tout est parfaitement sécurisé à bord du Blogborygmus ! Nous n'avons plus qu'à attendre maintenant que le magnétisme décroisse.
- Lieutenant ?
- Oui caporal Andy Amo ?
- Quand est-ce je vais pouvoir récupérer mon déambulateur ? Parce que moi hans hui, he huis herdu !

Sous les yeux ébaubis de l'équipage, le dentier du caporal avait jailli de sa bouche à l'horizontale en plein milieu de sa phrase et s'était écrasé violemment contre la paroi avant du poste de pilotage, à trente mètres de là.

- Eh bien, voilà qui confirme ce à quoi nous avons échappé, messieurs !
- Cot cot cot ?
- ... dame ! Le dentier du Caporal devait être partiellement métallique, et regardez avec quelque violence il s'est écrasé contre le mur ! Imaginez ce qu'il serait advenu sans ma sapience si nous avions laissé quelque lourd objet métallique non arrimééééééééééééééééééééé !

Sous le regard de l'équipage, le lieutenant Taanb-Ouhrin avait commencé à glisser de son siège, puis, sur les traces du dentier, il avait volé à l'horizontale pour aller s'écraser sur le mur dans un fracas métallique épouvantable.

Le vacarme eut la vertu de tirer le Capitaine Saoul-Fifre du demi-sommeil dans lequel l'alcool l'avait plongé.

- Ah ouais, Tantan, ça me revient ce que je voulais te dire tout à l'heure : ta prothèse à vapeur, elle serait pas un peu métallique des fois ?

Après deux heures d'une délicate désincarcération à coups de marteau et de burin par la Poule, le lieutenant Taan-Ouhrin fut reconduit dans sa cabine sur un petit chariot. Sa face sanguinolente et le reste de son corps avaient perdu la moitié de leur épaisseur.

Au passage, le capitaine lui lança :

- T'en fais pas Tantan, tu vas vite t'en remettre, t'es juste un peu à plat ! Dès qu'on aura désarrimé la pompe à vélo, on te remet d'aplomb !

Les épaules du lieutenant, dix fois plus larges qu'épaisses, s’affaissèrent plus bas que jamais dans le couinement des roues du chariot qui lui semblait un ricanement.