Car figurez-vous que je commence à avoir quelques années de route au compteur : je réalise que je totaliserai l'an prochain 20 ans de boulot, ce qui ne me rajeunit pas, hélas.

Or donc, ce long passé professionnel que je traîne derrière moi comme l'âne tire sa queue fait que j'ai connu un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, un temps où il y avait peu ou pas d'ordinateurs et bien évidemment encore moins de messagerie électronique. Eh bien, croyez-moi si vous le voulez, mais on arrivait à faire du bon boulot à l'époque. Si, si ! Je sais, ça heurte l'entendement, mais on palliait ce handicap par des processus d'instruction et de décision en béton, par le savoir, l'expérience, l'acquisition de compétences, par une diffusion de l'information pertinente et à bon escient. En fait, on ne se lançait pas bille en tête sur des calculs sans avoir pris en amont un minimum de temps de réflexion préalable, histoire de sentir si le calcul en question avait un quelconque intérêt. Bref, on taillait gentiment notre route.

Heureusement, l'informatique s'est peu à peu installée dans l'entreprise. D'abord sous forme d'ordinateurs brut de fonderie. Le premier que j'y ai croisé : un Bull Micral 30, avec 640ko de mémoire vive, 10 Mo de disque dur, écran CGA 4 couleurs... Bref, une merveille de technologie... dont personne ne savait que faire : l'ordi est resté des mois durant dans un carton au fond d'un bureau inoccupé.

Puis vinrent les premières applications bureautiques, essentiellement des traitements de texte, qui allaient permettre de virer la moitié des secrétaires. Ouais ! Super le gain de productivité, me direz-vous ! (entre parenthèses, je vous trouve bien peu compatissants pour les secrétaires)... Mouais... avec ce petit bémol que de facto, les gens se sont mis, et pas nécessairement de leur plein gré, à frapper eux-mêmes leur prose, avec une qualité et une rapidité que je qualifierais volontiers de calamiteuse.

Puis, dans mes postes suivants, plus axés sur les études, je tombais à fond dans la micro : Word, Excel, Powerpoint, tout cela allait devenir, et pour longtemps, mon univers quasi-quotidien.

Mais le vrai changement est intervenu il y a une dizaine d'années avec l'irruption du mail dans ma vie professionnelle. Oh, elle fut bien timide, au départ : c'était juste une vague option qui nous était offerte. Et, de fait, personne ou presque ne l'utilisait : les rares qui s'y risquaient étaient obligés de traiter leur affaire en doublon par courrier ou par téléphone, car ils avaient 95 chances sur 100 que leur mail ne soit jamais ouvert par le destinataire.

Et puis vinrent quelques chefs de service plus imbus de nouvelles technologies. Jugeant que l'exemple devait venir d'en haut, ils commencèrent à faire eux-mêmes usage du mail sans doublonner par téléphone ou par papier, exigeant que l'on consulte sa messagerie régulièrement.

Alors on s'y est mis petit à petit. On consultait une fois par jour. C'était quasiment du binaire à l'époque : c'était 0 ou 1, pas de mail ou, de temps à autre, un malheureux mail solitaire.

Et puis, peu à peu, le mail solitaire trouva une compagne, et puis il fit des petits, jusqu'à ce qu'il soit rare de ne pas recevoir au moins un mail dans la journée.

Et puis, on finit par laisser l'application de messagerie ouverte en permanence en arrière-plan.

Et puis les mails crûrent et se multiplièrent.

Et puis on commença à passer du temps à dépouiller ses mails quotidiens, de plus en plus de temps.

Et puis les gens, se rendant compte que c'était tellement plus simple de faire des copies par mail que par courrier, prirent l'habitude de mettre 200 personnes en copie, pour "être sûr de n'oublier personne" (syndrome du parapluie).

Et puis on commença à vraiment tirer la langue, à passer, au bas mot, une heure minimum par jour à traiter ses messages.

Tout cela évidemment se fit progressivement, comme une mauvaise mycose mal traitée qui finit par transformer un pied en gros machin purulent.

Et puis, il y a peu, le pompon... Un crâne d'œuf a eu une idée géniale pour faire économiser trois francs six sous à l'entreprise : jugeant que trop de personnes se servaient de leur messagerie comme espace de stockage (mais que faire de tous ces mails sinon les laisser stockés dans la messagerie ?), il a eu l'idée d'imposer des quotas. Pas plus de 50 Mo de volume stocké (sinon messages sortants - mais pas entrants ! - bloqués), et messages sortants limités à 2 Mo. Coooool !

Evidemment, pour arranger les choses, la mesure est plus ou moins bien appliquée, et avec moult variantes, dans les différentes directions de l'entreprises (ça ne serait pas drôle sinon). De fait, je reçois, parmi ma cinquantaine de messages quotidiens, régulièrement des messages de 3, 4, 5 Mo voire bien plus de services qui n'ont pas les mêmes limites strictes. J'ai beau faire du ménage le plus souvent possible, je frôle en permanence mon quota de 200 Mo, ce qui me vaut de me faire pourrir d'insultes automatiques par le logiciel de messagerie. Bref, je passe mon temps à écoper, à vider par un bout ce qui se rempli par l'autre (syndrome des Danaïdes).

Et pour arranger le tout, le développement massif de la messagerie électronique a été de pair (a catalysé ?) un fonctionnement très différent de l'entreprise : les processus bien bornés ont fait place à un fonctionnement anarchique en réseau, avec une circulation anarchique de l'information (par mail, of course), dans lequel tout le monde travaille anarchiquement sur tout sauf ce sur quoi il devrait réellement travailler (syndrome du "je la joue perso et je tire la bourre avec les petits copains"), et où finalement les mêmes dossiers sont (mal) traités par plusieurs services à la fois, à base de fichiers composés à la va-plus-ou-moins-vite avec force "copier-coller" issus d'autres fichiers (phénomène de frankensteinite scribouilleuse). Bref, de l'agitation moléculaire dans tous les sens, un mouvement brownien de chaque instant, et plus une minute accordée posément à la réflexion sur les sujets de fonds.

Ajoutez là-dessus quelques psychopathes de la messagerie :

  • le chef de service, lui-même un peu débordé, qui renonce à filtrer quoi que ce soit et fait suivre TOUT (ou presque) ce qui arrive dans sa messagerie (syndrome du "on ne sait jamais, dieu reconnaîtra les siens") ;
  • le directeur qui, lui, doit avoir une messagerie non bridée et qui répond "OK" à un mail de 2 Mo, en laissant l'historique et les pièces jointes attachées (2 Mo de message pour 2 lettres !) ;
  • le parano, qui active l'option "copie interdite", qui interdit quasiment de faire quoi que ce soit du message à part le lire sur l'écran ;
  • le distrait (le plus drôle) qui se plante de nom dans l'annuaire de l'entreprise et vous adresse un message destiné en fait à un presque homonyme ;
  • ...et tant d'autres du même tonneau (des Danaïdes) !

Et avec tout ce merdier, vous voudriez qu'on améliore notre productivité ?

Par pitié, rendez-moi vite mon stylo et mon boulier !